14e dimanche du temps ordinaire - 7 juillet 2024
Évangile selon saint Marc (6, 1-6)
« Je l’ai bien connu, il n’a pas changé… »
« Rien de surprenant : déjà quand il était jeune, il disait… »
Pourquoi les hommes se définissent-ils au passé plutôt qu’au future ?
L’imparfait n’est-il pas cependant le temps de l’achevé et de la mort : une fois le dernier mot écrit sur ma vie on dira « Il était comme cela ; il faisait cela… »
Pourquoi les hommes se déterminent-ils en fiches signalétiques, en carte d’identité sans âme quand ce n’est pas en numéro d’immatriculation anonyme ? Serait-ce par besoin d’assurance et de fatalité pour exorciser l’imprévisible et l’inattendu ?
L’humain n’est-il pas cependant du côté du mystère, du possible et de l’inqualifiable ?
« C’est le charpentier, le fils de Marie « On n’y comprend plus rien : voilà qu’il s’est mis à prêcher ; à un rien près, il se prendrait pour l’envoyé de Dieu ! On connaît pourtant sa famille, des gens de chez nous ? D’accord : ses paroles sont empreintes de sagesse ; mais de là, se prendre pour un prophète… ! On dit qu’il ferait des miracles : dernièrement il aurait rendu à la vie la petite de Jaïre ; il doit profiter de la crédulité des gens trop prompts à s’enthousiasmer : tout de même, ce n’est que le fils du Charpentier » !
À Nazareth, chez les siens, Jésus est connu : on ne veut connaître de lui que ce qui est commun. Repéré, il est classé. Définitivement. À Nazareth, il ne peut être que l’artisan du village, l’homme à tout faire, le cousin, le voisin. Une carte d’identité.
« Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu « ! Il n’y a de rencontre possible que dans le rendez-vous mutuel par lequel chacun advient à l’autre, tel qu’en lui-même, inattendu et désarçonnant. Nous n’existons que dans une sortie réciproque qui permet à l’autre d’être autre que nous images, nos imaginations, nos caricatures : on ne rencontre qu’un inconnu.
Certes les repères peuvent-ils baliser la route, certes les noms permettent-il de désigner la réalité pour la rendre habitable. Mais les balises ne sont que le parcours et les noms n’ont d’autre vocation que de devenir inutiles en éveillant au silence de l’émerveillement.
« Il est venu chez les siens » Nous, nous énonçons des titres. Glorieux certes – « Fils de Dieu, Sauveur, Seigneur, Maître… » et nous rangeons Celui qui vient vers nous. Nous reprenons à notre compte des formules que la tradition croyante a ciselées avec passion – « engendré non pas créé, de même nature que le Père… » et nous étiquetons le mystère en le réduisant.
Chez nous, Jésus risque d’être trop connu.
« Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu » ! L’Évangile nous dit que Jésus ne put accomplir « aucun miracle » dans son village. Pour qu’il pût être autre chose que le charpentier ou le fils de Marie ou le cousin de Jude et de Simon, il aurait fallu attendre de lui quelque chose d’unique. Les mots n’ont de sens que pour conduire au cœur à cœur, les énoncés théologiques pour éveiller à la visée qu’ils indiquent.
Il n’y a de rencontre que dans un rendez-vous où chacun advient à l’autre, comme un possible. Parce que Dieu vient toujours vers nous, il laisse venir vers lui ce que nous pouvons devenir – c’est pour cela que son amour est créateur ». il s’étonne de ce qu’il découvre – c’est parce que son amour est l’inverse de l’accaparement et d’enfermement qu’il est pardon- ; ce n’est que lorsque nous irons vers lui, dans une tension amoureuse qu’il pourra devenir Dieu pour nous. Le miracle ne se produira que lorsque nous lui donnerons la parole. « Caresse mon visage, découvre mes traits, esquisse même un geste de tendresse, mais n’emprisonne pas ma figure ; mon visage deviendrait alors un portrait, encadré, comme ceux que l’on expose dans les musées, il ne serait plus le visage d’un Vivant aimé » !
À Nazareth, Jésus ne pouvait pas être vraiment « Jésus de Nazareth », sans doute appellerons-nous Jésus et lui donnerons-nous des noms multiples. Mais sans qu’ils nous évitent de nous affronter au face-à-face : leur multiplicité elle-même n’est-elle pas significative – si les amoureux, sans se soucier du qu’en-dira-t-on, se donnent toutes sortes de noms n’est pas parce qu’aucun ne peut épuiser leur émerveillement mutuel et répété ? Amoureux, nous, les croyants, lorsque nous parlons à Dieu ou de Dieu, nous lui donnerons des titres, mais ce sera pour le connaître au-delà de ce que nous disons ; comme des fruits d’automne dont il faut casser doucement la coquille, ils nous permettront de découvrir le fruit caché. Amoureux dans la prière et la formulation de notre foi, nous irons vers Dieu et nos mots deviendront alors les tremplins de la communion à laquelle ils nous initient, ils nous auront conduits au-delà d’eux-mêmes pour provoquer le silence et la contemplation.
La vie s’écrit en termes de vie, en vivant ; elle s’énonce en possible et au futur, non pas à l’imparfait qui est le temps de l’achevé et du clos. La foi n’est pas du côté de »ce qu’on a toujours dit », elle ne peut surgir que dans l’étonnement qui ouvre à l’émerveillement. À Nazareth, Jésus ne pouvait être chez lui parce que, pour eux, il était trop « chez eux ». Éconduit il devra reprendre la route, sa famille ne sera pas du côté de ceux pour qui il était trop familier. Aujourd’hui, Jésus n’appartient à personne, pas même à l’Église : il ne peut être approché qu’en marchant à sa rencontre.
Le mystique Jalaïl et Din Dovmi invitait à ce retournement de la rencontre. Le fiancé revient près de celle qu’il aime. Il frappe à la porte ; de l’intérieur de la demeure, une question lui parvient : « Qui est là » ? Alors le fiancé répond : « Bien-aimée, c’est moi, ouvre-moi » ! La porte ne s’ouvre pas. Le bien-aimé s’en retourne, médite, revient et frappe. La même question parvient à l’intérieur : « Qui est là » ? « Bien-Aimée, c’est toi » ! Et la porte s’ouvre.
« C’est toi » ! Seul le ravissement conduit à la foi : il rend la parole à l’autre.
Michel Teheux