Évangile de Matthieu (13, 1-9)
Au Mont Thabor*
« Son visage devient transparent, lumière »
« Il les obligea à descendre et ils prirent la route de Jérusalem »
Une vie transfigurée
Il était monté sur la montagne : Moïse était allé à la rencontre du Très-Haut, messager de son peuple pour signer un contrat.
Appelé par Dieu, sauveur de son peuple, il devait recevoir le code de l’Alliance. Les tables de la Torah, les dix commandements. Il était monté sur la montagne, jonction entre le ciel et la terre, entre le terre-à-terre des hommes et l’au-delà divin.
Pour rencontrer Dieu, il devait s’élever, s’arracher à sa condition et monter vers ce lieu entre deux lieux, plus vraiment séjour des humains, pas encore le ciel.
Ils étaient montés sur la Montagne, les trois disciples, avec le Maître. Pierre, Jacques et Jean, ceux qui seront les témoins du drame intérieur du Maître à Gethsémani. Ils sont mis face-à-face. Ils vont voir ce que Dieu peut donner à voir de lui-même.
Que vont-ils voir ? Le visage de Jésus !
Ce visage porte les traits de Nazareth, frère jumeau des visages burinés des paysans de Galilée, des pêcheurs du lac.
Le visage de Jésus n’est qu’u visage parmi des centaines, des milliers, des millions, un visage d’homme. Serait-ce cela que Dieu donne à voir ?
Ils voient le visage de Jésus. L’espace d’un moment, il devient lumière, transparence de son être. Ils voient l’autre face de Jésus, du côté de Dieu : « Celui-ci est mon fils, en lui j’ai mis toute ma complaisance » !
Ils voient l’autre face… C’est mal dire ! Cette face est la même : il n’y a pas deux Jésus ! Le visage transfiguré est l’apparaître fulgurant de l’identité de Jésus : le Nazaréen est l’Homme-Dieu ou Dieu-homme, Emmanuel Dieu-avec-nous, parmi nous ! Dieu se donne à voir sur la montagne, lieu traditionnel des révélations, et il ne peut montrer qu’un visage d’homme !
« Il est l’image du Dieu invisible « ! Il est le reflet de la gloire éternelle du Père ».
« Qui m’a vu a vu le Père » ! « En lui réside toute la perfection » !... Les mots se cherchent, les formulations sont malhabiles, les auteurs des écrits néotestamentaires tentent d’énoncer la foi de leurs communautés.
Au-delà des mots qui ne sont que des échafaudages, il y a la confession de foi qu’en Jésus nous découvrons tout ce que Dieu dit de lui-même, montre son identité.
Ils regardent le visage de Jésus et ils découvrent deux faces indissolublement superposées : le visage du prophète galiléen et la face illuminée du Seigneur, le visage déjà pascal. Sur la montagne de la Transfiguration, nouveau Sinaï, sur la montagne de la rencontre, où le ciel et la terre se conjoignent, est révélé qu’il n’y a pas d’autre chemin pour rencontrer Dieu que de regarder longuement le visage de Jésus, d’écouter ce qu’il dit : « C’est mon fils bien-aimé, écoutez-le » ! « Tel père tel fils », dit la sagesse populaire. L’Évangile nous dit : « tel fils, tel père » ! Si nous nous attachons à scruter le témoignage des disciples de Jésus pour mieux nous mettre à son école, pour épouser leur foi née de leur compagnonnage avec lui et de la relecture pascale de ces mois de proximité, ce n’est pas seulement pour écouter un maître de sagesse et un guide pour notre vie : nous ne sommes pas les adeptes d’un gourou même si son message déjà justifierait notre attention et notre enthousiasme. Nous nous attachons à Jésus parce que nous entendons qu’il est la Parole du Père et l’Icône de Dieu.
Jésus est l’autre face de Dieu, le Révélateur.
Nous voulons mieux connaitre sa vie parce que ses gestes et sa prédication sont les révélateurs de Dieu. Jésus est l’autre manière pour dieu d’être Dieu. Nous osons le croire parce que nous nous fions à ce que nous disent de Jésus ceux qui ont vu : leur foi est, nous le pensons, la véritable clef d’interprétation de la vie de Jésus. Leur foi est comme cet additif qu’en chimie on introduit dans le tube d’expérience et qui faire « prendre » les ingrédients, le « révélateur ». Ce qui nous est livré de lui dans les écrits partiaux et partiels qui font mémoire des moments uniques vécus en Galilée ou des événements dramatiques de Jérusalem sont interprétés par le « révélateur » de la foi des témoins, la vraie mesure de ce qui se jour dans la vie de Jésus et donc de ce que Dieu veut nous dire de lui en Jésus.
Notre foi chrétienne n’est pas seulement une croyance en Dieu : nous ne sommes pas des théistes, nous sommes des « chrétiens ». Nous croyons grâce et dans le Christ Jésus. Nous regardons Dieu à travers Jésus. Notre démarche de croyant n’est pas celle qu’une certaine théologie classique a élaborée : elle s’attachait à scruter l’être de Dieu en lui-même, construisait des preuves de son existence et puis traitait de la christologie. La théologie enracinée dans le récit de la Transfiguration part au contraire de la découverte de l’identité de Jésus pour oser des affirmations sur Dieu.
Une telle foi, christologique, nous appelle donc à nous mettre à l’école de Jésus.
Les chrétiens ne sont pas des élèves d’un Maître à penser, ils ne sont pas non plus des croyants en Dieu, ils sont des disciples et se font compagnons du Galiléen.
Sur la montagne, Pierre, Jacques et Jean ont vu le voile se déchirer un instant qui laisse entrevoir le mystère de la foi. Ils sont tentés de rester dans la vision béatifiante, dans l’adoration de la contemplation. « Dressons trois tentes » ! Ils se trompaient de découverte : le vrai visage de Jésus ne peut être photographié, il ne peut juste devenir que « portrait » dans lequel se marque aussi la patte de celui qui le dessine. Le regard est rencontre. Ils pensaient pouvoir adorer Dieu sur le haut lieu : ils risquaient de transformer l’Icône en idole. Pierre, Jacques et Jean, les voyants de la Transfiguration, devront encore se convertir et se retrouver à Gethsémani pour devenir de vrais croyants ; ils sont encore appelés à découvrir que le vrai visage de Jésus est celui « qui n’avait même plus apparence humaine ». Le récit de la Transfiguration ne s’achèvera que sur l’autre montagne, Golgotha du scandale de la foi.
La foi religieuse lancera le défi qui devrait l’assurer : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix et nous croirons en toi ». Mais ce n’est que dans le silence qui est le contraire de la démonstration, c’est face à la face avilie et défigurée que s’énoncera la profession de foi chrétienne, l’attestation d’un païen, d’un centurion romain : « Celui-ci était vraiment Fils de Dieu » !
« Dressons trois tentes »… Jésus les oblige à descendre dans la plaine et à prendre la route de Jérusalem. Le chemin de croix est commencé, c’est lui qui donnera accès à la vision de Pâques. Notre foi serait tromperie si elle signifiait le devoir de nous arracher à notre condition humaine, trop humaine. Il n’y a pas de chemin chrétien vers Dieu qui n’épouse notre devenir homme. Au mont de la Transfiguration, la vision de Dieu révélé en Jésus n’est qu’un autre regard porté sur le visage buriné du Galiléen.
La Transfiguration est une « figure traversée » mais la « traversée n’est possible que dans la densité de la figure.
Avant que le récit évangélique n’expose le scandale du chemin de Jérusalem et la passion, la scène est comme un clin d’œil adressé aux candidats croyants que nous sommes. Le récit évangélique nous révèle que, transfiguré par notre foi en sa lourdeur même, c’est la seule voie parfaite pour reconnaitre Dieu.
Michel Teheux
* Extrait du livre
"Paroles au goût de la terre"
- Méditation en Terre Sainte -
Auteur: Michel Teheux
Illustration: Guy Rossey
(pages 46-51)
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