17e dimanche du temps ordinaire - 28 juillet 2024
Évangile selon saint Jean (6, 1-15)
Que peut-on faire avec cinq pains lorsqu’il faut rassasier une foule immense ? Il faudrait sauver le tiers et le quart-monde et on n’a que sa pauvre imagination, asphyxiée par le confort ! Il faudrait accueillir tous les désemparés et on n’a que son cœur, à l’étroit sous le fatras des habitudes, des convenances, des certitudes ! Il faudrait inventer l’amour, la paix, la bonté et on n’a que ses deux mains, deux poings serrés sur ce qu’on a si durement acquis, maigre pitance qui, de toute façon, ne pourra satisfaire une demande aussi démesurée. Que pouvons-nous, finalement, devant la misère des hommes, démunis en face de la vie ? Qu’est-ce que cinq pains pour une telle faim ?
Par bonheur, ce jour-là il y avait un jeune garçon.
Personne ne lui avait appris à faire taire son cœur. Il a tendu la main, naïvement. Cinq pains… qu’est cela pour tant de monde. Commentons-nous en chœur. Et cependant, parce qu’un homme, dans la jeunesse de son cœur, a ouvert les mains et, sans comprendre, s’est risqué dans la déraison de la foi, l’espérance n’a pas été déçue. Les prophètes avaient proclamé le temps du salut en annonçant le grand banquet que Dieu offrirait sur la montagne pour toutes les nations rassemblées. Parce qu’un homme, dans la fraîcheur de sa foi, a osé parier le peu qu’il avait sur la promesse, parce qu’il a risqué sa vie sur la parole de Dieu, folie pour ceux qui ne croient pas et scandale pour les tenants d’une religion raisonnable, son geste dérisoire est devenu synonyme de l’avènement du Royaume, sacrement des accomplissements, Bonne Nouvelles déjà en acte. Pour instaurer le monde promis, Dieu, parce qu’il est Dieu de l’Alliance, se lie à un geste de cœur : la passion aimante de Dieu pour le monde passe par la compassion bienveillante de l’homme.
Que peut-on faire avec si peu de pain ?
Mais le pain partagé deviendra le sacrement de l’Alliance désirée, voulue, accomplie par Dieu. Le pain rompu, un printemps, en Galilée, annonce déjà le pain partagé, à une table, un jeudi soir à Jérusalem. Le pain aujourd’hui multiplié préfigure la parole du dernier repas : « Ceci est mon corps ». Jésus ne pourra être salut des hommes qu’en se donnant tout entier. Il ne pourra susciter la vie qu’en se livrant corps et sans. « Prenez et mangez, c’est mon corps donné pour que vous ayez la vie « !
« Faites-les asseoir » !
Nous n’avons que cinq pains, une vie démunie, deux mains pour secourir, une espérance défaillante pour croire, une promesse trop souvent démentie par les faits pour rassurer notre marche.
« Faites cela en mémoire de moi » ! La mémoire du geste du serviteur se livrant tout entier le soir du Jeudi-Saint nous engage dans une éthique de l’Alliance. « Donnez-leur vous-mêmes à manger » ! Nous recevons vocation à multiplier le pain pour que soient rendus manifestes les signes avant-coureurs du Royaume : celui-ci est annoncé lorsque, au risque de se perdre, des hommes et des femmes vont vers les rejetés, les exclus, les pauvres de bien et les pauvres de vertu pour que leur désespérance ne s’enroule pas sur elle-même.
La table de fête commence à être dressée lorsque le pardon l’emporter sur la revanche, les nouveaux commencements sur les habitudes, lorsque des hommes se redressent pour prendre en mains leur avenir.
« Faites-les asseoir » !
L’Église est sacrement du Royaume lorsque, sur la Parole de son Seigneur, elle entend la plainte des hommes affamés et les invite à recevoir ce qu’elle-même ne peut qu’accueillir. « Faites-les asseoir » !
L’Église n’a d’autre mission que celle-ci : partager le peu qu’elle a pour faire sienne la faim des hommes et, ce faisant, incarner la profusion des dons du Royaume.
Chaque fois que, quelque part dans le monde, l’Église, des croyants, partagent le désir des hommes d’une vie comblée, d’une existence plus humaine et plus heureuse, chaque fois que, quelque part, l’Église, des croyants prennent à bras le corps l’aspiration à plus de justice et plus d’humanité, chaque fois que, parce que quelque part, l’Église, les croyants au coude à coude avec d’autres, permettent à l’homme de ne pas désespérer de l’homme, chaque fois est rendu manifeste le désir de Dieu de se mettre à table avec les hommes. Car si au début du récit tout apparaît d’abord comme une épreuve – où trouver du pain pour tant de monde ? - lorsque les disciples, fidèles à l’ordre du Maître, ont fait asseoir la foule, le récit change de ton : tout semble devenir liturgie. Les mots sont alors ceux que nous entendons en chaque eucharistie : « il prit le pain, il rendit grâce et le distribua ». Un mystère est évoqué : le geste annonce quelque chose de plus grand.
Tout geste qui manifeste que l’Église partage le pain des hommes est porteur de plus que lui-même : il annonce et préfigure ce que Dieu veut pour tous les hommes. L’indigence du partage devient elle-même le lieu d’avènement de la Bonne Nouvelle. Il n’y avait que cinq pains et, au terme du récit, après le repas, on ramassa cependant encore douze corbeilles.
« On mangera et il en restera ». La promesse ravive notre engagement, la foi est provocation : la Bonne Nouvelle reçue appelle à faire la vérité de ce qui a été accueilli. Nous ferions mentir l’eucharistie si l’action de grâce pour le pain reçu n’ouvrait sur notre engagement à partager le pain : toute eucharistie est pour une vie eucharistique. Faisant mémoire du geste du Serviteur rompant le pain en signe de sa vie livrée totalement nous recevons une fois de plus l’ordre du Maître : « Faites-les asseoir pour que je leur donne à manger ».
« On mangera et il en restera ». Mais en attendant, les douze paniers sont encore en nos mains.
Michel Teheux