6e dimanche du temps ordinaire - 16 février 2025
Évangile selon saint Luc 6, 17.20-26

Heureux… malheureux… l’antithèse propre aux Béatitudes de Luc ne soit pas nous tromper. Quand Dieu s’adresse à l’homme, mettant devant lui la bénédiction ou la malédiction, il s’agit toujours de son bonheur. La promesse de Dieu est toujours parole de grâce. Certes, le monde est à l’envers, mais serait-il encore le monde donné par Dieu, le monde de Dieu, s’il était à la mesure de l’homme. « Le langage de la croix est en effet folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu… Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde… Tandis que certains demandent des signes et que d’autres sont en quête de sagesse, nous prêchons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les uns, folie pour les autres » (Co 1,18-25). Le monde de Dieu est un monde à l’envers : lorsque l’Envoyé meurt sur un gibet d’infamie, il foule au pied de la mort ; lorsque le péché parait l’emporter, c’est alors qu’elle accomplit le salut et que se manifeste la grâce (« Bienheureuse faute de l’homme »). Et lorsque Luc regarde les communautés qui ont jailli en terre païenne, il n’a pas à se réjouir : miséreux, gens de petite vertu, marginaux, voilà le milieu où la foi a fleuri.
« Il n’y a pas beaucoup de sages, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens bien nés chez nous ; mais ce qu’il y a de fous dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi afin que personne n’aille se glorifier devant Dieu » (Co 1,26-29).
Bienheureux les fous de Dieu, ceux qui comme le pierrot du cirque, se rient du monde des hommes alors même qu’ils le prennent très au sérieux. Bienheureux ceux qui oseront larguer les amarres qui les retiennent à la terre ferme et mettront leur espoir dans l’Océan qui peut les porter. Celui qui ne risque pas en haute mer ne connaîtra jamais l’enivrement de la vague et des embruns, ni la séduction de l’immensité du ciel qui rejoint la mer. On criera : « casse-cou », mais lui sait qu’à force de scruter l’horizon, il découvrira les rivages d’une terre nouvelle. Celui qui reste sur le bord ne perdra jamais le goût de la terre ferme, la terre des gens raisonnables, sûrs d’eux-mêmes, sages, bien-pensants. Ils se croient riches et ils sont nus. Ils croient qu’ils ont bâti et ils ont amoncelé des ruines.
Bienheureuse l’Église qui se risque dans les voies scandaleuses de l’Évangile !
Bienheureuse l’Église qui va au-devant des laissés pour compte, malheureuse Église qui fait avec ceux qui dominent, écrasent, avilissent, asservissent.
Bienheureuse Église qui s’interroge avec ceux qui questionnent, qui doutent et qui cherchent : faisant sienne leur quête de vérité, elle ne sera pas sûre d’elle-même, mais trouvera sa joie dans l’émerveillement d’une découverte !
Malheureuse Église qui se drape dans sa conviction de posséder la vérité : elle n’a plus rien à dire aux hommes puisqu’elle ne parle que d’elle-même au lieu de guider vers un Autre qu’elle a à recevoir.
Bienheureuse Église qui compatit aux inquiétudes de ceux qui sont affrontés aux compromis imposés par la vie et qui expérimentent douloureusement qu’aucune décision n’est claire et qu’aucune action n’est pure : se compromettant à chercher les manières les moins mauvaises d’actualiser les exigences de l’Évangile, elle découvre que tout est grâce et que la sainteté est donnée par surcroit. Malheureuse l’Église qui idéalise la vie selon l’Évangile, elle ne peut que désespérer de ses carences et décourager les hommes, être un signe de malédiction au lieu d’être sacrement du salut.
Bienheureuse l’Église qui croit en la bonté et en la beauté du monde : elle rend grâce pour ce que l’homme invente, crée et découvre, elle atteste que l’histoire est traversée par une promesse et que, dans l’incertitude de début du millénaire, nous sommes des êtres accompagnés ; elle est un acte vivant d’espérance. Malheureuse Église qui broie du noir et doute de tout, malheureuse Église des soupçons, des inquisitions, des procès d’intention : ne faisant pas confiance en l’homme, elle ne peut entendre le cri divin des premiers jours : « Ah que cela est bon, que c’est beau cet homme sorti de mes mains et insufflé de mon haleine de vie » !
Bienheureuse l’Église dont la fidélité ne s’identifie pas avec l’habitude et la crispation qui ne sont que les autres mots du doute. Heureuse l’Église forte qui risque des paroles neuves pour dire un message qui traverse le temps, qui incarne en signe d’aujourd’hui la sollicitude à laquelle l’appelle l’Évangile de miséricorde. Malheureuse qui se comptait dans son passé : elle est déjà sur la voie des cimetières, celle qui se cabre et se raidit : frileuse et faible, comment peut-elle être le sacrement de Pâques ?
Bienheureux les pauvres, ceux qui n’ont d’autre richesse qu’une parole qui les bénit et les relève, ceux qui n’ont d’autre assurance que la certitude d’être aimés sans condition, ceux qui ne peuvent donner que ce qu’ils ont reçu : une espérance qui s’enracine dans l’accueil d’une Bonne Nouvelle.
Bienheureux sont-ils : ils sont le Royaume en marche.
Michel Teheux