Le temps de la rumeur
- Michel Teheux
- 27 mai
- 6 min de lecture
Jeudi de l'Ascension - 29 mai 2025
Évangile selon saint Luc 24, 46-53

Je ne peux m’empêcher de faire mien passionnément le souhait que Paul formulait à l’adresse des chrétiens d’Éphèse : « Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père dans sa gloire, vous donne un esprit de sagesse pour le découvrir et le connaître vraiment ». Car telle est bien la vocation qui est la nôtre : découvrir et connaître Dieu, et c’est bien ce à quoi nous convie cette fête de l’Ascension du Seigneur.
Découvrir et connaître Dieu qui s’est manifesté dans cet homme Jésus qui, durant une trentaine d’années, pour faire parler Dieu, a parlé le langage des hommes, qui, pour faire agir Dieu, a posé des gestes d’hommes. Telle fut la besogne de sa vie terrestre. A Nazareth, en Galilée, à Jérusalem, cloué en croix, manifesté vivant par sa résurrection, il n’a cherché que cela : « Ö Père, qu’ils te connaissent » ! Par son silence et ses paroles, par ses paraboles et par son eucharistie, par sa sueur et par son sang, il n’a dit que cela : « regardes quel Père est mon Père et votre Père ». Il a vécu à ras bord les trente et quelques années que les hommes lui ont laissé à vivre. Il a rempli la Palestine de sa Parole et de la rumeur de ses faits et de ses gestes. Mais voici que l’heure est venue où, ni les mains, ni le regard, ni les paroles ne pourront plus le rencontrer : il disparaît. Le temps de la Parole de Dieu serait-il terminé, parenthèse admirable certes, mais définitivement close dans l’histoire des hommes rendue à ses silences, à ses peurs et à ses errements ? « vous serez mes témoins jusqu’aux extrémités de la terre » ! La vie terrestre du Verbe éternel se termine, commence le temps de la rumeur !
Une rumeur… c’est-à-dire un fait sur lequel elle s’appuie, un désir pas toujours très pur ni très clair de se voir répercutée, l’exigence de prendre des distances. Le temps de l’Ascension, le temps de notre temps, le temps de notre foi, c’est d’abord celui d’un témoignage qui s’appuie sur un fait rapporté, raconté, interprété. Nous faisons mémoire de Jésus mort et ressuscité, témoin de Dieu et Premier-Né d’un monde nouveau.
Le temps de l’Ascension, celui de la rumeur est encore celui d’un désir ni très clair, ni toujours sur de voir ce que l’on a entrevu, répercuté, amplifié, le temps du témoignage et de l’Église. Mais la rumeur appelle aussi une nécessaire prise de distance : pour nous mener vers Dieu, Jésus est obligé de prendre de la distance : « Il est bon que je m’en aille » !
La rumeur est appelée à grandir : le temps de l’Ascension est celui de la mission qui commence pour ne se terminer qu’au jour où tous verront Dieu dans le face-à-face. En ce jour bienheureux, nous n’aurons plus besoin de rumeur puisque la Parole nous sera rendue à jamais.
La rumeur de Dieu grandit… Homme parmi les hommes, le Nazaréen voyait, comme nous, son univers limité par ses possibilités de contact et d’échange. Aujourd’hui, ressuscité, les frontières de sa personne se sont dilatées. Il rencontre tous les hommes de tous les temps au secret de leur cœur, à la source inexprimable de leur vie. Désormais aucun homme ni rien de l’homme ne lui est étranger. Toute entreprise humaine est secrètement habitée par son Esprit, si bien que travailler à la croissance de l’humanité, c’est secrètement peut-être, mais réellement, faire grandir son Corps. En ce jour de l’Ascension, nous attestons que tout est pris sous la mouvance de l’Esprit, que tout vaut la peine d’être tenté car en tout, c’est la rumeur de Dieu et la présence du Ressuscité qui se manifestent.
« Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps » ! Plus fort que les dénégations auxquelles nous sommes confrontés et que doit subir notre foi en ce temps, la liturgie, aujourd’hui nous atteste que seule la rumeur de Dieu est le dernier mot de notre vie car, pris dans une vie que la mort attaque jour après jour, mesurant avec une lucidité chaque jour plus nette, la difficulté d’aimer, nous continuons pourtant, avec un suprême entêtement, et à vivre et à aimer.
Et c’est cela croire à la résurrection et entrer dans le temps du témoignage, temps d’Ascension.
Michel Teheux
La prière de l’Eglise
L’invocation monte, ardente et ferme, assurée et insistante : « Père, ceux que tu m’as donné, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi » !
Jésus, à la table du dernier repas, au moment de passer de ce monde à son Père, se fait pressant.
Testament et prière ne font qu’un : « Qu’ils soient un en nous pour qu’ils aient en eux l’amour dont tu m’as aimé ».
L’heure est aux adieux et aux choses essentielles.
Dernières paroles qui disent le condensé de ce pour quoi Jésus a vécu : pour que nous vivions de l’amour même qui unit le Père et le Fils.
Le temps entre l’Ascension et la Pentecôte est celui de la prière fervente de l’Église.
Épouse bien-aimée du Fils, en veuvage puisque Christ a cessé une fois pour toutes de lui être physiquement présent, elle invoque l’Esprit du Ressuscité pour qu’il la transfigure et transfigure le temps. « Viens, Seigneur » ! première prière des chrétiens « Maranacha » !
Et notre prière est marquée par les dernières paroles du Sauveur, par son testament et sa prière à l’heure du passage de la Pâque.
Notre prière est marquée par le testament de Jésus.
« Père je t’ai connu, je leur ai fait connaitre ton nom, ils ont reconnu que tu m’as envoyé » ! Notre prière est fondamentalement enracinée en cette attestation soumise aux aléas du bon vouloir de son destinataire ; l’Église n’est pas devant Dieu comme une orante démunie ; elle se tient dans la prière avec assurance puisque notre invocation se greffe sur le testament reçu : « Voici que je viens sans tarder, je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin de toutes choses » ! atteste l’Envoyé du Père, l’Époux de l’Église.
La prière de l’église est une protestation d’espérance puisqu’elle est une proclamation de foi. En ce temps bousculé, incertain, où l’angoisse devant l’avenir nous saisit en ses tenailles nous proclamons ce que nous avons reconnu manifesté dans la vie, la prédication, les gestes de Jésus : notre histoire a un sens, elle va quelque part puisque celui que nous confessions comme Maître et Seigneur est le commencement et la fin de toutes choses. « Je suis, dit Jésus l’Étoile resplendissante du matin » ! La prière de l’Église proteste contre la désespérance, le fatalisme, le découragement, la lassitude : elle redit que le Seigneur vient puisqu’en lui s’est manifesté, le dessin éternel de Dieu.
Notre prière est marquée par le testament de Jésus, elle s’enracine dans les mots d’adieux qui condensent tout ce qui est arrivé en Jésus.
Elle est alors une invocation : que transparaisse ce dessein de Dieu en notre temps, « l’Épouse crie : viens ».
Notre prière est bien un acte d’espérance. Le testament de Jésus est bien un vœu : « je veux que là où je suis, eux aussi soient en moi » !
La prière de l’Église appelle cette lente transfiguration du monde : qu’apparaisse dans la pleine lumière ce qui reste encore voilé.
À travers les difficiles ajustements de notre histoire que se réalise le projet de Dieu. Que dans les approches de la vérité se déploie la lumineuse volonté de Dieu !
Que dans les tentatives pour créer un monde juste et fraternel s’esquisse le rassemblement de tous les hommes, frères les uns des autres.
Notre prière, celle de l’Église, porte bien l’empreinte de cet enfantement des temps nouveaux, la cicatrice de cet avènement de ce qui sera pour toujours, notre prière, celle de l’Église, a le poids de nos engagements.
Elle est cette grande aspiration par laquelle jaillit dans notre quotidien laborieux l’appel de demain.
L’Épouse, l’Église n’est pas laissée à elle-même en cette prière, car notre prière est accompagnée : l’aspiration de notre espérance est aussi respiration de l’Esprit.
« L’Épouse et l’Esprit disent : Viens » !
Le vœu, la demande s’originent bien dans la promesse : « Je veux que là où je suis, eux aussi soient »
Notre prière, la grande prière de l’Église, est déjà exaucée : nous connaissons Dieu et son amour. Une autre prise en nous, le Fils unique, aîné d’une multitude de frères.
Michel Teheux