Évangile de Matthieu (18, 21-35)
Donnant-donnant
Que de chiffres dans l’Évangile d’aujourd’hui : 70 fois sept fois, 10 000 talents… Que de comptes, de petites affaires, de marchandages : on parle de remboursement de dettes, même de vente d’esclaves. Et à la fin, il y a ce donnant-donnant de Dieu, qui condamne son débiteur comme ce dernier avait condamné lui-même le sien à le rembourser, donnant-donnant repris finalement en guise de conclusion pour nous « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. ». Une note étrange dans le discours du Christ, qui apparaît plus souvent mépriser les petits comptes mesquins et l’argent.
À propos d’argent, il y a en a beaucoup : 10 000 talents. Et le texte précise, pour nous impressionner, qu’il s’agit de soixante millions de pièces d’argent ; au cours d’aujourd’hui, cela fait deux milliards d’euros, autant dire une somme colossale pour l’époque, que personne ne peut raisonnablement envisager de payer. Et c’est ce que le texte veut que nous retenions. Le roi qui règle ses comptes – vous l’avez compris – c’est Dieu. Et ce que dit d’abord la parabole, c’est la valeur colossale que nous avons à ses yeux, une somme inimaginable que nul ne pourra jamais rembourser. Une autre façon de voir les choses est de dire que jamais nous ne pourrons régler la « dette d’amour » que nous avons vis-à-vis de Dieu.
La bonne nouvelle, c’est que nous n’avons pas à le faire : Dieu nous a remis cette dette ; vous ne devez rien à Dieu. Le texte le dit explicitement : nous ne sommes redevables en rien vis-à-vis de Dieu pour l’amour qu’il nous donne. Dieu, et la vie, sont a priori généreux avec nous. Et nous n’avons pas à rembourser l’amour reçu. Quand on mesure l’immense valeur qu’a pour nous l’Amour, on mesure ainsi la valeur du don de Dieu.
L’amour que nous avons nous-même donné n’est pas toujours, hélas, à la hauteur de l’amour que nous avons reçu de Dieu. Aucun de nous n’a encore totalement donné sa vie par amour, comme l’a fait le Christ. Le meilleur que nous offrons de nous-même est toujours en deçà de l’amour divin et pourtant, nous exigeons souvent – au moins nous espérons – être aimés en retour. Nous aimons recevoir des marques d’affection et d’amour. Quoi de plus naturel me direz-vous ?
En effet. Mais précisément nous sommes invités à un amour surnaturel, qui dépasse de loin ce qui est naturel, comme de donner et d’espérer en retour. La somme folle que l’Évangile évoque est là pour attirer notre regard sur le côté tout à fait non-naturel de la gratuité qui se joue ici.
Il en est de même du pardon. Ce qui est naturel quand on a été offensé c’est le sentiment d’injustice et l’espoir d’une réparation. Au fond ce qui est naturel c’est de vouloir quelque part se venger, régler ses comptes. Et ce qui est surnaturel c’est le pardon gratuit. Ici aussi le chiffre de 70 fois sept fois, outre qu’il est bibliquement symbolique, a valeur d’incommensurable, de sempiternel. « Combien de fois faudra-t-il que je pardonne les fautes commises envers moi ? » « Toujours » répond le Christ.
Clairement, le texte nous invite à avoir un amour surnaturel, qui se donne sans compter et qui n’espère rien en retour. Je l’ai dit c’est tout à fait naturel d’espérer recevoir de l’amour, au moins de la considération, en réponse à l’amour que nous donnons. C’est très naturel d’espérer être aimé en retour par ceux que nous aimons. Mais véritablement notre amour sera sans mesure, proprement surnaturel, s’il se donne affranchi de tout espoir de réciprocité, de retour, de remboursement, de dédommagement, y compris des offenses que nous subissons.
Les gens qui pensent avoir une dette envers Dieu sont en général ceux qui attendent toujours un retour en échange de l’amour, qui ont trop souvent fait de l’amour une monnaie d’échange ; des gens qui, ne parvenant pas s’affranchir du donnant-donnant affectif, ne parviennent plus à croire que Dieu n’attende rien en retour de l’amour qu’il donne, sinon précisément que nous ayons une générosité comparable à la sienne envers autrui.
La conséquence de ceci c’est que, si nous sommes incapables de pure gratuité, si nous ne parvenons pas à nous départir de l’idée que tout témoignage de notre amour doit toujours se voir quelque part gratifié, si nous ne parvenons pas à nous départir du sentiment que ceux que nous aimons nous sont toujours quelque part un peu redevables d’amour, alors nous craindrons forcément toujours d’avoir une dette envers Dieu. Et c’est une conséquence spirituelle sur laquelle le texte insiste : si nous nous plaçons nous-mêmes dans une logique du donnant-donnant affectif, alors il ne nous sera plus imaginable que Dieu puisse agir autrement envers nous.
Et se développe alors une mécanique spirituelle faite de devoirs, de récompenses et de punitions, qui épuise la foi puisque nous ne parviendrons jamais à rembourser Dieu à la hauteur de ce que, à bien y réfléchir, nous pensons lui devoir.
Une autre manière de voir les choses c’est de vous dire que nous n’êtes pas obligés de rendre un culte à Dieu, vous n’êtes même pas obligés de l’aimer en retour de son amour. C’est un don total ; il est totalement gratuit. Je l’ai dit Dieu n’attend rien de nous, sinon que nous soyons généreux envers autrui de la générosité dont lui-même nous témoigne.
Nous sommes appelés à cet amour surnaturel qui n’attend rien en retour ; à vivre d’un amour totalement gratuit, détaché de tout désir de réciprocité et ainsi libre, totalement libre.
Sommes-nous prêts à ce que nos parents, nos amis, nos proches puissent aussi ne pas nous aimer, et les aimer quand-même ? Sommes-nous prêts à laisser autrui que nous aimons totalement libre, affranchi de toute obligation de nous aimer en retour, de toute réciprocité, de tout donnant-donnant ? Notre amour est-il aussi totalement un don ?
Comprenez-moi bien. Vivre d’un amour détaché de tout désir de réciprocité ne signifie pas renoncer à l’amour en retour. Ce n’est en effet pas parce que je considère, par principe, que ceux que j’aime ne me doivent rien, qu’ils ne vont rien me donner. Il y aura de l’amour en retour, et le plus bel amour, puisque je l’aurai laissé libre de se donner.
Le principe de la rémission de la dette d’amour n’est pas un renoncement à l’amour, mais le fondement de la liberté d’aimer, le socle pour une réponse d’amour pleinement libre de la part de ceux que j’aime ; une réponse totalement libre et donc authentique.
C’est en donnant à autrui la liberté de mépriser mon amour et de ne pas m’aimer en retour, en l’affranchissant de toute dette d’amour envers moi, que l’amour dont on me témoigne prend sa pleine valeur, sa pleine vérité, parce que libre, totalement libre.
Paradoxalement le véritable amour n’attend rien en retour ; et c’est comme ça qu’il peut se recevoir pleinement.
— Fr. Laurent Mathelot, O.P.