Évangile de Matthieu (18, 15-20)
La correction fraternelle
Vous connaissez sans doute l’expression « qui aime bien châtie bien ». C’est un peu de cela dont il s’agit aujourd’hui dans les lectures. Pour autant que châtier s’entende, non pas tant comme « infliger une peine » que « corriger, rendre plus correct, meilleur ». Qui aime bien, sait comment bien corriger.
L’Évangile de Matthieu nous présente aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler les étapes de la correction fraternelle. Il expose comment, entre nous, nous corriger. Et mis ainsi en perspective avec le passage du Livre d’Ézéchiel que nous venons de lire, se développe même l’idée d’une obligation morale à corriger. « Si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ». Est-ce à dire que l’Écriture nous invite à devenir des redresseurs de torts, voire des dénonciateurs zélés ? Oui et non. En tous cas, face au mal, elle nous interdit la passivité. L’Apocalypse qui est également un texte qui traite de la confrontation avec le mal dira à l’Église de Laodicée : « parce que tu es tiède – ni brûlante ni froide – je vais te vomir de ma bouche. » [Ap 3, 16].
Que faire lorsque nous sommes confrontés au mal que fait autrui ? Se taire ? Parler ?
Le récent scandale de la pédophilie qui a touché notre Église est, à cet égard, particulièrement éloquent. Nous le savons : des enfants furent sexuellement humiliés par des prêtres, leurs vies brisées. Et pour l’essentiel, l’Église s’est tue.
« Parce que tu es tiède, je vais te vomir de ma bouche. »
Maintenant, nous voyons les dégâts d’un silence complice : c’est la crédibilité de toute l’Église – et donc la nôtre, ici aussi – qui a été sévèrement atteinte par cette volonté coupable de dissimuler un mal que le commandement divin demandait pourtant d’affronter : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » [Mt 25, 40].
Chaque fois que l’Église s’est tue face au mal commis par l’un des siens s’est appliquée la parole d’Ézéchiel : « le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang ».
La honte est un sentiment complexe dont les synonymes se partagent entre humiliation et remord. La honte est un sentiment qui ne touche pas seulement l’agresseur, mais aussi bien souvent la victime et son entourage. La honte est un sentiment intrinsèquement attaché au péché et à tous ceux qu’il affecte. La honte est une grâce, un don de Dieu fait à toute personne – agresseur et victime – que le péché a souillée. La honte est le sentiment de la personne juste en nous face au mal que nous commettons ou subissons. C’est le refus personnel et collectif d’affronter cette honte qui nous incite à dissimuler le péché et pousse au silence. Ce qu’on appelle communément la peur du « qu’en dira-t-on ? »
L’amour, lui, n’a pas honte et il n’a pas peur d’affronter la honte.
On comprend ainsi que ni la charité chrétienne, ni même le pardon, ne consistent à fermer les yeux sur le mal qui est commis. On comprend même qu’il nous est interdit de nous taire face à l’injustice – en particulier l’injustice dont nous sommes nous-mêmes victimes. Le texte dit : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul ».
C’est sans doute une attitude difficile pour beaucoup de victimes, d’affronter encore leur agresseur et leur souffrance. Aussi difficile à entendre que le commandement d’aimer ses ennemis peut-être. Mais c’est une attitude nécessaire, pour justement se délivrer de la honte d’un péché qui n’est pas le sien et que l’on a pourtant subi.
L’amour n’a pas honte et l’amour n’a pas peur.
Si on suit Paul dans sa vision de la Loi comme l’odieux catalogue de péchés qu’elle sanctionne, on voit qu’au-delà du mal, l’Évangile offre une méthode pour réhabiliter le pécheur dans l’amour. Aller trouver celui qui nous a offensé, c’est déjà le maintenir humain, digne de considération et ce, parfois, au prix d’un effort considérable. Ce n’est en effet pas évident, à mesure d’ailleurs du mal subi, de souhaiter rendre dignité à celui qui nous a offensé, qui précisément nous a dénié respect et dignité.
Impliquer deux ou trois, voire la communauté, s’il refuse de reconnaître sa faute, c’est persévérer encore dans cette voie de reconnaissance humaine et de relèvement. Paul a raison, la Loi, la sanction ne suffisent pas : encore faut-il une démarche de réhabilitation de la relation blessée. Comme le souligne l’Épître aux Romains : l’accomplissement de la Loi ce n’est pas la sanction, c’est l’amour. Et il est heureux que la communauté se charge, quand la victime ne le peut pas seule, de cette démarche de réhabilitation.
On comprend finalement que le pouvoir de lier et de délier sur la terre comme au ciel, si souvent interprété comme une licence divine à administrer dès ici-bas les réalités d’en-haut est plutôt de l’ordre du devoir. Il s’agit de désirer ne laisser personne lié au péché, ni la victime qui l’a subi, ni l’agresseur qui l’a perpétré.
Enfin, de tout ceci, nous pouvons tirer des leçons pour notre propre vie spirituelle. Nous sommes nous-mêmes victimes de notre propre péché ; le mal que nous faisons nous nuit aussi personnellement. Ainsi l’Évangile nous invite aussi à la compassion envers le pécheur que nous sommes. Il nous incite à avoir, sous le regard de Dieu, un véritable dialogue intime avec nous-mêmes à propos du désamour qui parfois nous assaille et à maintenir le désir authentique de toujours nous en relever.
Il n’y a pas de correction fraternelle qui tienne sans bienveillance, que ce soit envers soi-même, que ce soit envers autrui. Il ne s’agit pas de faire des reproches, il s’agit au-delà de toute offense de persister à rechercher l’amour.
— Fr. Laurent Mathelot, OP