Évangile de Matthieu (16, 13-21)
Pour vous, qui suis-je ?
On a tendance à voir le paysage religieux que présentent les Évangiles (et la Bible en général) de manière assez monolithique, assez stéréotypée : globalement, il y a les Juifs (dont sont issus les Chrétiens) et il y a les païens (ce qui englobe tous les autres). Le paysage religieux au temps de Jésus est extraordinairement plus diversifié. Outre qu’il y a de nombreuses sectes juives, parfois s’affrontant entre elles d’ailleurs, de même, les « païens » regroupent en réalité un nombre considérable de pratiques religieuses, toutes aussi diversifiées les unes que les autres, se côtoyant comme se côtoient les divinités.
Et on est précisément là, à la frontière entre ces deux mondes : le monde juif et le monde païen ; à la frontière entre le monde au Dieu unique et le monde aux dieux multiples. C’est là, à Césarée de Philippe, ville à la frontière du monothéisme que Jésus pose la question : « Pour vous, qui suis-je ? »
Le nom local de Césarée de Philippe c’est Baniyas ou Panéas, tiré du nom du dieu Pan. Au IIIe siècle av. J.-C., les Lagides fondent cette ville pour faire concurrence au centre religieux sémitique de Dan. Une caverne au nord du site s’appelle d’ailleurs la « grotte de Pan » et, proche de son entrée, se trouve un temple dédié au dieu Pan. À l’époque de Jésus, Hérode y a fait construire un temple à la gloire d’Auguste.
La scène que nous présente l’Évangile d’aujourd’hui nous montre Jésus et ses disciples face à ces temples païens, aux confins de la maison d’Israël. « Pour vous, qui suis-je ? ». On comprend que le cadre où est posée cette question n’est pas anodin. Césarée est une ville d’affirmation de divinités païennes.
Jésus y est-il présenté en contraste de son homologue païen ? Dans la mythologie grecque, en effet, Pan (du grec ancien, signifiant autant « universel » que « faire paître ») est une divinité de la Nature, protecteur des bergers et des troupeaux. Les philosophes stoïciens identifiaient ce dieu avec la nature intelligente, féconde et créatrice. Enfin, chez Plutarque, on le trouve plus proche des héros que des dieux, puisqu’il aurait été mortel. Universel, protecteur des bergers et des troupeaux, Dieu et pourtant mortel : ça ne vous rappelle personne ? Il y a des similitudes, des proximités entre Jésus et le dieu Pan. À tel point que quelques représentations de Pan seront plus tard « reconverties » par l’Église en images du Bon Pasteur.
À ce stade, on peut se poser la question du point de vue de l’auteur. Est-ce son intention de placer cette scène à Césarée de Philippe ? Dans un cadre où s’affirment face à Israël les divinités païennes ?
Au printemps 65 (ou 66), Césarée est le théâtre d’affrontements entre Grecs et Juifs à la suite desquels la communauté juive s’enfuit de la ville. En 70, Titus, après avoir détruit Jérusalem, séjourne à Césarée de Philippe « où il donna des spectacles divers où beaucoup de prisonniers périrent, les uns jetés aux bêtes féroces, les autres forcés à lutter, comme des ennemis, les uns contre les autres » [Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, ii, 1].
À l’heure où est écrit cet Évangile, Césarée est une ville martyre où de nombreux Juifs (et sans doute déjà des Chrétiens) ont été massacrés, une ville où les armées païennes ont humilié le peuple d’Israël. Les chrétiens de l’époque savaient cela, qu’à l’endroit où Pierre confessait que Jésus était le Messie, le Sauveur attendu par Israël, beaucoup avaient péri humiliés par l’occupant païen pour leur foi au Dieu unique.
Pour nous, les deux interprétations sont parlantes. Soit que l’épisode soit authentique – Jésus est allé, face aux temples païens poser à ses disciples la question « Pour vous qui suis-je ? » – soit que l’évangéliste ait placé Jésus à cet endroit pour associer la crucifixion du Christ au martyr de ceux qui avaient péri là pour leur foi.
Aujourd’hui aussi le Christ se présente sur un arrière-fond totalement « païen ». Notre monde est amplement « déchristianisé ». Face à ce monde qui, au mieux ignore les religions, au pire les méprise, face surtout à l’élan missionnaire de nos Églises qui semble enrayé, la question « Pour vous, qui suis-je ? » apparaît autant percutante qu’urgente. « Qui suis-je ? » pour vos communautés renfermées ? Un Dieu privé ? Chacun son christ ? On se serait revenu à une forme de polythéisme…
La citation de l’Évangile « Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » est célèbre. Elle a été exclusivement comprise par l’Église comme «Pouvoir des clés » : l’Église s’est arrogé ainsi le pouvoir d’agir au nom du Christ. Il y a une autre lecture à faire de ce passage qui est celle de la « responsabilité des clés » : « Attention, ce que vous lierez ou délierez sur la Terre aura des conséquences jusqu’au ciel ! ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose que « Je vous donne tout le pouvoir ». On comprend alors la responsabilité de nos fermetures de cœur et d’esprit qui ferment la porte du ciel à ceux qui nous entourent et, ainsi, vident nos églises. De même, ce sont nos ouvertures – de cœur et d’esprit – qui les remplissent.
Prions qu’à nouveau, à la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? » nos Églises répondent aussi spontanément et avec la même exaltation que Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! ». Ce sera le signe qu’elles sont à nouveau rayonnantes.
Suis-je moi-même prêt à ce cri d’amour ?
« Pour vous, qui suis-je ? »
— Fr. Laurent Mathelot OP