La Sainte Famille - Évangile selon saint Luc (Lc 2, 22-40)
Le vieillard porte en ses bras un enfant. La lumière et les ombres jouent sur ses rides. Le sourire de l’enfant croise celui du vieillard qui s’éclaire d’une lumière venue du fond des âges. Elle se nuance de tout ce qu’elle a vu au long des générations ; elle vibre au désir de vivre au-delà de la vie.
Les yeux de l’un s’allument à la lumière de l’autre.
C’est ainsi que j’imagine la rencontre de Syméon et de Jésus.
L’expérience de l’un et l’héritage de son passé vibrent d’une respiration nouvelle qui appelle un futur encore inconnu. Poids de la terre et des ans devenant complice de l’innocence et de l’espérance. La tradition s’allie au rêve, les questions et le fatalisme au désir. La nouveauté de l’enfant est comme la garantie d’une vie nouvelle pour le vieillard.
Syméon, comme Anne et tout Israël, est tendu vers le Messie qui doit venir.
Il va découvrir en ses bras accueillants plus que la promesse espérée.
« Mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé à la face de tous les peuples. Lumière pour éclaire les nations païennes et gloire d’Israël ton bien-aimé ». Il découvre le mystère de l’enfant promis non pas un enfant réservé, qu’on peut posséder mais donné, offert au monde entier.
Le prophète n’a pas seulement à reconnaitre le Messie ? il doit encore refaire le chemin de l’ancêtre Abraham. L’objet des promesse, il faut s’en désapproprier : Abraham, le père des croyants n’aura de vraie descendance, de fils, que lorsqu’il aura rendu le gage même de la fidélité de l’Éternel et remis à Dieu Isaac, le fils attendu. Son fils ne sera plus son enfant, né de sa chair, mais le don accordé, l’enfant enlevé rendu pour être adopté. La promesse n’est jamais à posséder mais à recevoir, grâce.
Joseph et Marie s’étonnent de ce qui vient d’être dit. Ils pendaient qu’ils étaient à eux, pour eux, et voici qu’il est à tous, pour tous. Sa vie est en avant, au-delà du cadre familial et des frontières nationales. « Vos enfants ne sont pas vos enfants », écrit le poète (Ghibran). L’enfant ne leur appartient pas, il n’est légitime que pour être l’enfant offert, donné, à adopter : il est proclamé salut des nations, déjà il appartient au monde.
Le visage ridé du vieillard, marqué par les cicatrices d’une tellement longue histoire, s’allume et celui qui récapitule en sa personne l’alliance séculaire, le prêtre serviteur de Yahvé tend l’enfant à bout de bras et l’offre au monde, commencement de la Bonne Nouvelle annoncée aux nations.
« Un glaive te percera le cœur » ! les parents abandonnent leurs droits : l’enfant sera lui-même, bien différent de ce qu’ils avaient rêvé.
Le doux petit Jésus deviendra le prophète dérangeant. Le fils de Marie ne reprendra pas l’atelier de Joseph, il sera prédicateur ambulant. Il sera aux affaires de son Père, jusqu’à la croix. Les siens, ceux de sa famille pourraient bien tenter de le ramener à la raison, il criera : « Ceux qui écoutent la Parole, voilà mes frères et mes sœurs » !
La vieille prophétesse peut déjà chanter le don de Dieu.
Anne, soixante douze ans, douze fois sept pour résumer toute la patience et la foi de son peuple. Anne, ce qui veut dire « Dieu est ma grâce », fille de Phanuel, « Dieu est lumière », de la tribu d’Asser c’est-à-dire du « bonheur »… Tout un programme.
Nous n’avons d’enfants que des enfants adoptés. Abraham deviendra père des croyants en adoptant l’enfant des promesse, Syméon et Anne feront passer l’Alliance ancienne à la Nouvelle. Marie et Joseph apprendront qui est leur fils.
Et nous, vieille Eglise, nous devrons regarder l’Enfant et laisser nos yeux s’allumer à sa Lumière pour découvrir son vrai visage. L’enfant n’est pas notre enfant. Il nous faut tendre le nouveau-né à bout de bras pour l’offrir au monde.
Jésus ne nous appartient pas : il est aux hommes. Nous ne pouvons accaparer Jésus, il est depuis toujours donné aux autres. Nous ne pouvons prétendre épuiser son mystère, défini son nom, imposer une théologie orthodoxe sur lui : Jésus est livré, aux regards de tous, à la mémoire de l’humanité. Il peut même être récupéré par ceux qui sont à l’extérieur de nos sérails en sorte que nous ayons quelques fois du mal à reconnaitre celui que nous aimons.
L’Evangile lui-même ne nous appartient pas, il est un livre ouvert et tous peuvent y puiser l’inspiration ou la justification de leurs convictions. L’Esprit souffle où il veut et nous ne pouvons prétendre canoniser son action.
« Vos enfants ne sont pas vos enfants ». Ascèse de la dépossession et véritable enfantement.
L’Eglise ne devrait avoir d’autre bonheur que de s’émerveiller en poussant l’Enfant de Bethléem hors de son giron. C’est ainsi seulement qu’elle permettra à l’Enfant de Noël de grandir pour qu’il puisse annoncer la Bonne Nouvelle. La vocation de l’Eglise est de lever les bras en offrant l’Enfant au monde ; c’est alors seulement qu’à son tour, comme Abraham, le père des croyants retrouvant Isaac sacrifié ; elle recevra Son Sauveur.
Michel Teheux
Comments