Le Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ - 2 juin 2024
Évangile selon saint Marc (14, 12-16 ; 22-26)
Vous savez que la fête du Saint-Sacrement – la Fête-Dieu – a été pour la première fois instituée à Liège. L’histoire est d’abord celle de la vision de Julienne de Cornillon, en 1209, d’une lune échancrée, dont il manque un morceau, comme s’il manquait quelque chose au rayonnement eucharistique au sein de l’Église.
C’est la grande préoccupation de tout le XIIIe siècle : la présence réelle de Dieu dans l’hostie consacrée et dans le monde. On est au temps des Cathares, qui est une secte chrétienne prétendant que le monde est fondamentalement mauvais, créé non par Dieu, mais par le Diable, que le corps humain est mauvais, soumis aux tentations et mortel, que le Christ n’est qu’un être spirituel. Ce que proposent les Cathares c’est tout bonnement un désenchantement du monde : pour eux, Dieu a déserté la Création.
C’est d’ailleurs pour contrer cette idéologie que saint François écrira le Cantique des Créatures ; pour dire que le Soleil, la Lune, les pluies et les vents sont des créations de Dieu, qu’ils sont nos frères et nos sœurs. Et c’est encore pour répondre aux Cathares qu’il invente la crèche. Peut-être ne le savez-vous pas, mais, dans la première crèche, saint François n’avait pas mis d’enfant dans la mangeoire. Il y avait mis un pain, expressément pour affirmer la présence réelle de Dieu dans l’Eucharistie et donc dans le monde d’aujourd’hui.
Enfin, c’est encore en ce début de XIIIe siècle que sont fondés les ordres mendiants, Franciscains et Dominicains, qui porteront ce renouveau eucharistique de l’Église. C’est à ce moment-là qu’est introduite dans la messe l’élévation, que sont célébrées les premières adorations. Saint Thomas d’Aquin est ainsi l’auteur de l’Office du Saint-Sacrement d’où provient notamment le Tantum ergo.
À l’instar des Cathares, notre époque aussi a évacué la présence réelle de Dieu. Si pour beaucoup de nos contemporains Dieu existe encore, il a été repoussé bien loin dans le ciel. Aujourd’hui, pour beaucoup, Dieu est un Dieu qu’on rencontrera éventuellement au moment de la mort, mais il n’a plus vraiment de présence réelle dans la vie de nos contemporains. Certes, beaucoup encore le prient pour échapper au malheur, mais il n’y a pas de rencontre personnelle, ils ne le voient jamais surgir dans la Création, intervenir dans leur vie.
Même la Nature aujourd’hui nous apparaît malade et polluée. Notre monde est à nouveau gouverné par un mauvais génie et ce diable responsable de tous les maux de la Terre, c’est désormais l’homme. Pour les Cathares, Dieu avait déserté la Création, pour notre époque, il a déserté l’homme. Ils sont de plus en plus nombreux à penser l’homme nuisible, responsable de toutes les pollutions, de tous les maux.
Pour beaucoup de baptisés aussi, la présence réelle de Dieu dans l’Eucharistie, c’est à dire aussi dans l’Église et dans le monde, n’est plus fondamental. Beaucoup, dans nos communautés, ne voient la messe que comme un rassemblement convivial autour d’un repas symbolique. Et certains communient en ne croyant pas à la présence réelle de Dieu dans ce bout de pain qu’ils ingèrent. Pour eux, le sacrement de l’Eucharistie est-il tout au plus un reflet, une image de l’amour de Dieu, jamais une rencontre intime avec sa présence.
La société moderne a donné l’illusion que l’homme pourrait venir à bout de tous les mystères, que la science et la technique pourraient tout résoudre, allaient tous nous sauver. L’homme a cru pouvoir tout expliquer et s’en sortir par ses propres efforts. Aujourd’hui encore, face au cataclysme écologique qui s’annonce, certains envisagent la colonisation de Mars. Jusqu’où allons-nous aller ? L’homme moderne a cru pouvoir se passer de Dieu pour son salut. Beaucoup de nos contemporains croient encore qu’à force de science on pourra toujours repousser les limites, notamment celle de la mort. Un petit virus vient de les rappeler durement à la réalité.
La conséquence de tout ceci c’est un désenchantement du monde, qui apparaît désormais dramatiquement voué à sa perte.
Le salut sera toujours un acte de foi à la racine duquel il y a le fait de croire que l’on va s’en sortir ou non, qu’il y a une fin heureuse ou pas. L’erreur moderne aura été de croire que l’humanité pouvait, à force de volonté, s’en sortir par elle-même, qu’elle viendrait à bout du mystère de son salut, qu’elle pourrait seule le prendre en main. Ce dogme du surhomme qui se sauve par lui-même, qui a été le moteur de la modernité, des sciences et techniques, a rendu superflue l’intervention de Dieu dans notre monde. Pire, pour certains, la science s’opposant au mystère, il devient urgent, pour notre salut, d’en venir à bout et donc d’évacuer tout mystère divin, désormais relégué au rang d’obscurantisme moyenâgeux.
Enfin, nous sommes, comme au temps des cathares, à une époque où l’Église apparaît corrompue, rongée par les scandales, non-crédible. Comment faire admettre désormais qu’elle vit de la présence réelle de Dieu qu’elle prétend incarner ?
Il est urgent de reproposer une « Église Saint-Sacrement », une Église qui offre la présence de Dieu aussi simplement, aussi humblement, que s’offre le pain, une Église qui visiblement se nourrit et vit de la présence actuelle de Dieu, une Église qui témoigne de cette présence réelle, incarnée, donnée aujourd’hui au monde, une Église qui, par amour de l’Eucharistie, devient Eucharistie, c’est-à-dire action de grâce divine.
C’est par le Saint-Sacrement, la sanctification, que nous réenchanterons le monde, lui donnerons de croire à nouveau en une perspective de salut pour tous.
C’est d’abord par notre propre sacrement, notre propre sanctification que nous pourrons participer à ce réenchantement. Où sont les saints d’aujourd’hui, les hosties vivantes données au monde pour l’amour de Dieu ? Plus que nous effrayer, l’état de l’Église, le mépris croissant des religions devraient nous inciter à endosser la responsabilité de mieux incarner la présence eucharistique aujourd’hui, à être nous-mêmes action de grâce divine.
Seigneur, fais de nous des hosties vivantes, ta présence nourrissante offerte à notre monde. Amen.
— Fr. Laurent Mathelot OP
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