17e dimanche du temps ordinaire - 28 juillet 2024
Évangile selon saint Jean (6, 1-15)
Je vous propose de refaire l’exercice auquel nous nous sommes adonnés, il y a quelques semaines, à savoir examiner différents niveaux de lecture que l’on peut donner à ce miracle important qu’est la multiplication des pains.
Le premier niveau est toujours la lecture littérale du texte. Jésus a effectivement, à partir de cinq pains et deux poissons, miraculeusement fait apparaître de la nourriture pour une foule considérable. Il faut sans doute avoir la foi du charbonnier pour le croire, mais ça reste un niveau de lecture intéressant qui questionne notre aptitude à recevoir l’inouï de Dieu : croyons-nous que Dieu puisse littéralement faire des choses incroyables ? Et dans quelle mesure ? La lecture littérale nous rappelle toujours que notre esprit, quand il médite ces textes, doit pleinement s’ouvrir à l’inattendu, l’inouï, l’inespéré, l’incroyable, au côté profondément miraculeux de la sollicitude de Jésus à notre égard.
Une autre lecture serait de penser que le geste du jeune garçon qui offre spontanément à Jésus les vivres qu’il possède a provoqué un élan de générosité, que d’autres à sa suite se sont mis à partager le pain qu’ils avaient gardé par-devers eux, à la foule affamée. L’inouï du miracle serait ici la rupture des égoïsmes, du chacun pour soi, dans un prodigieux élan collectif de générosité. C’est déjà une lecture christologique.
Une troisième lecture, à laquelle les textes d’aujourd’hui certainement nous invitent, serait simplement de constater que l’évangéliste veut faire un rapprochement entre Jésus et le prophète Élisée. Comme lui, Jésus a des disciples auxquels il enseigne, comme lui il multiplie les pains, comme lui, il guérit les lépreux – on se souvient notamment de Naaman. Cependant la comparaison des deux trouve des limites : Élisée fait beaucoup de politique, ce que Jésus ne fait jamais. La finale de l’Évangile d’aujourd’hui est d’ailleurs explicite à ce sujet.
Autre niveau de lecture, qu’on pourrait qualifier d’ecclésial ou de sacramentel : le miracle de la multiplication des pains que nous rapporte l’Évangile symbolise l’Eucharistie qui, partant du dernier repas que Jésus partage avec ses disciples, s’est multipliée de proche en proche, de communauté en communauté, jusqu’à nourrir des foules innombrables au fil du temps. Le miracle de la multiplication des pains par Jésus serait alors l’anticipation de la diffusion miraculeuse du christianisme constatée à l’époque où les Évangiles sont rédigés, à savoir quelques cinquante à septante ans après les événements qu’ils relatent. En temps de persécution, il s’agirait d’une manière discrète de dire que les eucharisties – et donc les communautés – se multiplient. Dans ce contexte, l’image des douze paniers qui débordent symbolise les apôtres.
Il y a sans doute quantité d’autres lectures à donner, notamment en s’interrogeant sur la symbolique des nombres : pourquoi cinq pains et deux poissons ?
Mais la lecture la plus profonde est la lecture spirituelle, voire mystique, qui fait de la parole de Dieu une nourriture, au sens littéral. Je crois profondément qu’autant il y a des paroles qui nous blessent et, petit à petit, nous tuent, autant il y a des paroles qui nous nourrissent, nous retissent, qui littéralement nous reconstituent le corps. Je crois d’ailleurs que c’est le sens premier de toute parole de réconfort : certes, agir sur l’état d’esprit, mais aussi agir sur le corps.
D’ailleurs, Dieu ne demande-t-il pas au prophète Ézéchiel (2,8 – 3,4) de littéralement manger un rouleau de l’Écriture. Je crois fondamentalement que la parole de Dieu a un impact tant sur notre esprit que sur notre corps. De même que l’Eucharistie parle aussi à notre esprit, de même la Parole de Dieu est aussi nourriture.
Derrière cette interprétation se trouve toute la question de la relation entre le corps et l’esprit ; ce qu’on appelle en philosophie le problème corps-esprit (Mind-Body Problem). Notre époque tend à radicalement dissocier les deux alors que, pour notre religion, corps et esprit sont intiment dépendants, intimement liés, au point de ne plus faire qu’un à la Résurrection, en Corps spirituel (I Corinthiens 15, 37-49).
Ce sont des questions philosophiques importantes qui nous aident à comprendre beaucoup de concepts de notre religion : l’incarnation, la présence réelle de Dieu dans l’Eucharistie, l’action concrète de Dieu sur notre esprit et notre corps, la relation entre nos états d’âme et l’état de notre corps…
Enfin, si on fait la somme de toutes ces interprétations – car ce qui est intéressant, c’est de les croiser entre elles pour mesurer toute l’épaisseur du texte – on conclut que l’Évangile, aujourd’hui, nous invite à considérer le caractère proprement inouï, l’aspect profondément miraculeux de l’action de la parole de Dieu sur notre corps.
Les philosophes savent que le problème Mind-Body est une source de questionnements sans fin, que la relation du corps et de l’esprit restera toujours quelque part un mystère. Le propos de l’Écriture est ici de dire qu’au cœur de la relation entre notre corps et notre esprit, il y a l’action nourrissante de la parole de Dieu.
— Fr. Laurent Mathelot OP