
TE DEUM
LA VIE POUR LA VIE
- Homélie sur l'Évangile de la resurrection de la fille de Jaïre -
par Michel Teheux
Elle avait douze ans !... Joyeuse, espiègle, encore enfant. Insouciante, comme ceux qui ont encore toute la vie devant eux.
Elle riait, comme savent rire les enfants, pour qui tout est nouveau. Douze ans… Elle avait douze ans et elle portait tant d’espoirs : une fille qui faisait l’orgueil de sa famille.
Elle avait douze ans. Toute mort parait absurde. Combien plus celle d’une jeune fille… Son père était accouru. Et sa secrète invocation était une contestation plus forte que le cri de révolte : ma fille est à toute extrémité… » Il ne se révoltait pas, il constatait la fatalité.
Y a-t-il une réalité plus vivante où transparait l’absurdité de la vie : mettre un enfant au monde, l’éduquer, puis le voir mourir ? Scandale intolérable d’un corps qui reste sans vie au moment même où il devient capable d’engendrer la vie. Elle n’avait que douze ans…
Son père aura beau espérer ne pas arriver trop tard, il pourra bien penser avoir conjuré la fatalité, les autres lui rappelleront la déchéance inévitable : « Pourquoi déranger le maître ? Ta fille est morte ! ».
Nous avons engendré la vie et nous avons donné le meilleur de nous-mêmes à nos enfants. Nous avons tenté de donner corps à l’amour en le vivant dans les gestes de tous les jours. Nous nous sommes essayés à bâtir la paix et la justice en partageant, en pardonnant, en soutenant, en nous convertissant…
Oui, nous sommes tous des pères passionnés de la vie, émerveillés par l’œuvre de nos mains et de nos désirs, de nos recherches et de nos passions. Et nous voici affrontés à l’irrémédiable : la mort, sous toutes ses formes, semble avoir le dernier mot. Devant nos enfants morts, nous ne pouvons que faire l’aveu de nos réalismes : « ma fille est à toute extrémité »…
Ma fille est à toute extrémité !
L’actualité dramatique de ces derniers jours et celle, déjà longue, qui l’a précédée se répercutent en constat douloureux dans la douleur de Jaïre. Le déchainement imprévisible des forces de la nature qui nous a surpris et terrifiés, la pandémie mondiale qui nous a touchés depuis près de deux ans. Ils nous ont contraints à cet aveu douloureux, à ce constat tragique : ils nous ont forcés à prendre conscience d’une réalité que nous avions occultée, d’une réalité devenue insupportable dans une société hédoniste : la mort.
Ces quelques mois, ces derniers jours nous ont imposé l’imprescriptible évidence que nous avions occulté : notre fragilité.
Nous avons cherché à effacer la mort par peur de nos limites, de nos faiblesses, de notre vulnérabilité.
L’échec, l’erreur, la fragilité et même la désespérance sont cependant inhérents à notre être, personnel et collectif. Non pas une face honteuse, mais constitutive. Parce que la vie est synonyme de maturation, de conquête, de reprise. Loin d’être un long fleuve tranquille et canalisé elle s’identifie avec les chemins qui conduisent au sommet : tantôt bien tracés et praticables, tantôt tortueux et épuisants, tantôt cachés dans les ronciers ils conquièrent la pente tantôt en imposant l’évidence de leur parcours, tantôt assumant les détours qui l’on aurait pu éviter, tantôt en obligeant à des retours en arrière pour réajuster l’itinéraire. La vie ne s’écrit pas en noir et blanc, dualité formelle du bon et du mauvais : elle s’énonce en grisaille, en essais, en compromis et même en compromissions.
Ses acteurs ne sont que très rarement des héros, ce sont plutôt des artisans et parfois même des mercenaires.
Occultant la mort, marginalisant l’échec, dévalorisant la fragilité nous idéalisons notre devenir social et personnel. Déniant ce que cette idéalisation juge comme « moins être », nous nous condamnons au désespoir et au découragement lorsque la réalité en grisaille retrouve ses justes droits. Nous voulons protéger la vie et nous la stérilisons. Le principe de précaution imposé comme règle ne devient-il pas un synonyme de refus de vivre vraiment pour ne pas risquer de mourir.
« Sois sans crainte ! » « Ose croire ». En face de l’accusation muette de nos fatalités, l’argument de la défense du tribunal de l’existence est déconcertant : ose croire, ose espérer, vis ! Démontre la force de la vie en vivant. Jaïre, tu n’auras pas d’autre ressource pour ne pas te laisser anéantir par le réalisme des évidences - « Pourquoi encore déranger le prophète, ta fille est morte ? Pourquoi encore te battre puisque tu es et tu seras toujours fragile ? » que de te lever et de repartir vers la demeure de la fatalité. Mais ce sera pour découvrir qu’elle peut être déboutée, justement parce que tu te seras levé.
Prendre acte et force de la fragilité est la condition d’être présente à la vie. Il ne s’agit plus de se battre contre la mort – combat déjà perdu – mais d’apprendre à se battre pour la vie.
Devant nos enfants morts, le fruit de nos efforts avortés pour bâtir un monde plus juste et plus humain, les échecs de nos armistices provisoires, ceux de nos solidarités toujours en voie de décomposition, ceux de nos rêves malmenés, il n’y a qu’une position qui ouvre une brèche dans la muraille mortifère : prendre par la main ce qui parait mort et stérile. « Talitha Kum ! Levez-vous ! »
Fillettes levez-vous, vous qui êtes enfantées pour donner la vie et accoucher de demain ! L’amour n’est pas fait pour être sans fruit ; la paix et la justice pour être sans lendemain. Le grain jeté au sillon est bien destiné aux moissons. Dans le procès que fait la vie à la vie, notre seul recours est, finalement, de nous lever, de reprendre la route en titubant, d’encore semer. Aimer encore, inventer à nouveau les gestes de fraternité, lutter encore pour la justice et la liberté. Le défi impérialiste de la mort sous toutes ses formes ne peut être relevé qu’en espérant encore, en vivant malgré tout.
Face à l’ampleur du défi, nos combats pourraient paraitre dérisoires : qu’est-ce qu’un geste de communion, une parole de réconfort, des solidarités reconstruites, des projets réalistes menés à terme ? Détrompez-vous : ils ont le poids de l’éternité ! « Impose-lui les mains ! » Nos entreprises dépassent de partout le périmètre social et humain où elles s’incarnent. Héritiers du message de l’Évangile, nous osons affirmer à la face de la terre et du temps que ces gestes, parce qu’ils sont traversés par la promesse de Celui qui a pris condition d’homme en étant cependant le cœur de Dieu, sont infiniment plus que ce qu’ils paraissent. Ces combats pour la vie que nous menons, que nous recommençons sans nous lasser, sont comme phagocytés par les siens et, parce qu’il n’a pas laissé les portes de la mort se refermer définitivement sur lui, ils sont déjà victorieux dès lors qu’ils sont entamés : la Vie n’a que ces gestes de vie pour attester sa victoire pascale. Tous nos combats, ici et aujourd’hui, engagent toute l’histoire du monde depuis sa création jusqu’à la fin des temps. La violence ou l’injustice que je croyais commettre dans l’ombre font frissonner au loin un ange inconnu ; mais le mérite du plus humble geste d’humanité se répercute aussi aux confins de l’humanité : le grain semé se récolte au centuple. La vie n’a que la vie pour être la vie. Nos fragilités, reconnues et assumées, sont en elles-mêmes dépassées puisque la vie n’a que le risque de la vie pour être la vie.
En ce jour de fête nationale, marqué par le deuil qui nous afflige tous, il nous est bon de magnifier tous ces élans spontanés de solidarité ; le courage des sinistrés et la détermination des services de secours : ils sont la contredote du poison du fatalisme.
En ce jour s’impose aussi notre devoir commun où nous renouons symboliquement les liens qui tissent notre société qui est notre demeure, chacun, à la place qu’il occupe et assumant les responsabilités qui sont les siennes, devrait, pour conjurer le mal causé par cette pandémie qui a malmené notre vivre ensemble, chacun devrait se vouloir et être artisan de ce qui est bien plus que ce que nous appelons « l’intérêt général », ce qui n’est, au mieux, que l’intérêt du plus grand nombre et, sans doute malheureusement souvent, celui du plus petit nombre de puissants.
Chacun devrait se vouloir et être l’artisan du « bien commun » - terme devenu trop désuet - ; c’est-à-dire ce qui est bon pour l’homme, pour tout homme, pour tous les hommes et pour toute la création.
La pandémie et la crise sociale qu’elle engendre ne nous obligeront pas à chercher seulement à nous «protéger » - la peur de la mort nous conduisant à des résolutions hygiénistes, encadrées par des choix de survie économique - ; le désarroi où nous plonge la catastrophe de la semaine dernière et la détresse qu’elle génère pour tant de familles, de villes toutes entières ne nous obligent pas à des solidarités passagères ; ils nous obligent à plus : être les artisans du bien commun pour que la vie de notre ville, de notre région, de notre pays, soit digne de la vie.
Michel Teheux