
4 JUIN 2023 - ANNÉE A
Abbé Michel Teheux

Fête de la Sainte Trinité
Croire en la Trinité
Qui nous dira le nom de Dieu ?
Depuis que l’homme est homme, il s’est essayé à dire Dieu.
Et les hommes ont fait des dieux à l’image des hommes,
Dieu, tout puissant, divine explication des mystères du monde lorsque l’homme ignorait les secrets de l’univers, génial horloger de la machine cosmique ?
Mais que devient Dieu créateur à l’heure où des sondes spatiales vont violer les planètes lointaines ?
Dieu, régisseur suprême des règles de la vie, rétributeur impartial capitalisant les mérites et les fautes, Maître exigeant certes, mais dont la poigne de fer rassure, car « au moins on sait ce qu’on doit faire ! ».
Mais que devient Dieu garant de la loi et des règles morales lorsque, dans une société de crise, se réajustent le consensus social et la morale commune ?
Dieu, Maître de sagesse, balisant les voies de l’épanouissement humain, Dieu des sages qui nous dirait : il y a cde qu’il y a, le hasard et la nécessité, cherche et trouvez… !
Mais que devient Dieu Maître de sagesse lorsque le monde est pris de vertige devant son évolution et les défis de l’histoire, lorsque les lendemains que l’on avait promis chantant ont fait place à un désarroi généralisé, vers où va-t-on, à quoi ça sert ?
Dieu parfois garant de l’ordre social, divin soutien des causes les plus diverses…
Mais que devient-il lorsqu’à juste titre on dénonce l’impérialisme de tous les totalitarismes, les sectarismes déshumanisants et les intégrismes de tous poils ?
Qui nous dira aujourd’hui le nom de Dieu ?
Ne pensons pas trop vite que nous avons, nous chrétiens, la réponse.
Car le Dieu que nous prêchons est le plus souvent à l’image des dieux humains : Dieu créateur, Maître de tout, Dieu fondement de l’ordre moral ou social, Dieu apaisement de nos inquiétudes, suprême recours lorsque la souffrance ou la désespérance nous saisissent…
Qui est Dieu ?
Dieu aujourd’hui nous révèle lui-même son nom : tendre et miséricordieux, lent à la colère.
Un Dieu désarmé, exactement l’inverse d’un Dieu tout puissant. Non pas un Dieu lointain et d’autant plus divin qu’il serait supérieur aux hommes et distant de leur histoire. Un Dieu tellement désarmé qu’il s’abandonne au pouvoir des hommes, dont la toute puissance est la souveraine faiblesse de l’amour qui, en sa perfection, s’en remet totalement au vis-à-vis, Dieu dont l’éclatante grandeur est de devenir dérisoire demande : « Veux-tu » ? Veux-tu de moi, veux-tu que je sois ton Dieu pour que tu sois mon peuple.
Qui est Dieu ?
Dieu aujourd’hui nous révèle lui-même son visage : un homme de Nazareth, artisan galiléen, un prêcheur sur les collines de Judée, un condamné au gibet des Romains. Dieu n’a d’autre nom à livrer que celui d’un homme tellement homme.
Dieu n’est pas anonyme : il porte son nom : celui de Jésus de Nazareth.
Pour Dieu, la manière d’être Dieu, c’est de devenir homme. Pour lui être homme n’est pas un handicap, mais la perfection de son être même : en Jésus Dieu devient Alliance réalisée, répandue. Dieu, pour dire son être le plus intime, ce mouvement que depuis toujours le fait sortir de lui-même puisqu’il est Amour, s’exprime en dehors de lui-même. Dieu n’est jamais autant Dieu que lorsqu’il se dit en Jésus.
« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique ».
Nous, chrétiens, ne croyons pas en n’importe quel Dieu, mais en ce Dieu-là qui dit son nom en nous donnant un homme, Jésus.
Quand donc prendrons-nous la mesure de cette révolution dans la manière de penser, de vivre Dieu :
Dieu n’est pas tant quelqu’un qu’il faut prier que quelqu’un qui nous prie :
Veux-tu de moi ?
Dieu n’est pas tant à obéir qu’un ami à servir.
Dieu n’est pas tant quelqu’un à démontrer qu’une vie à expérimenter.
Et quand donc prendrons-nous la mesure de la révolution qu’introduit en notre vie la foi en ce Dieu-là ?
Car qui peut dire le nom de Jésus, et donc celui de Dieu, sinon celui qui vit de l’Esprit de Jésus ?
Qui peut comprendre le mystère Jésus sans se laisser prendre à ce mystère d’une vie livrée, consacrée à l’amour ?
Qui peut confesser le nom de Jésus et du Dieu de Jésus sans se laisser convertir par l’Esprit et qui peut prétendre rencontrer le Dieu de Jésus sans rencontrer en vérité l’homme, image de Dieu et frère du Seigneur.
Notre foi en la Trinité n’est pas la signature d’un dogme à accepter, elle est un engagement à reprendre : il n’y a pas de voie plus vraie pour nous mettre sur le chemin de Dieu que de nous ouvrir au mystère de l’homme.
Car c’est là, dans l’accueil du frère, que nous nous imiterons à l’accueil de Tout Autre.
C’est là, dans le service du pauvre, que nous nous essaierons à servir Celui qui s’est reconnu en eux.
C’est là, dans le balbutiement de notre peu de foi, que nous approcherons en vérité le Nom que nul ne peut vraiment dire.
Croire en la Trinité, c’est nous laisser prendre au mystère de l’Amour.
Michel Teheux
Fête de la Pentecôte
Le chrétien est de race communautaire ou il n’est pas.
On ne peut être chrétien tout seul, « chacun pour soi et Dieu pour tous » !
Le chrétien est membre d’un corps et détaché de ce corps, il est comme plante coupée de ses racines. Oui, nos racines ce sont nos frères dans la foi.
Regardez donc les premiers jours de ce qui sera l’Église de Jésus. Des disciples apeurés, enfermés dans leur cénacle clos. Mais ils sont ensemble. Ils se rappellent ce qu’ils ont vécu avec le Maître, ils se souviennent de ses paroles : « Il est bon que je m’en aille », « vous vous souviendrez de ce que je vous ai dit », « Je suis le cep et vous êtes les sarments ». Ils se redisent les uns aux autres leur espérance et cette foi étonnante qui les a faits tout quitter, leur métier et leur famille, pour suivre cet homme. Ils méditent les Écritures et redécouvrent les grandes étapes du projet de Dieu, de son Alliance avec les hommes et leur cœur se réchauffe. Parce qu’ils sont ensemble, ils réapprennent les uns des autres que tout cela doit avoir un sens, cette prédication qui a enthousiasmé les foules, cette montée vers Jérusalem et cette mort infâme, incompréhensible. L’Église est née de cet être ensemble des disciples.
Et l’Église ne pourra jamais oublier cette espérance fondatrice. Nous sommes chrétiens parce que nous tenons ensemble, parce que nous recevons notre foi les uns des autres et expérimentons la force de notre espérance dans notre charité commune. Être ensemble, ce n’est pas pour le chrétien une question de goût ou de sentiment, c’est une question de vie ou de mort : il n’y a de chrétien que dans et par l’Église et nous n’existons que comme « membres les uns des autres ».
Serait-ce dire que nous devons vivre ensemble par seule opportunité ? N’en déplaise à quelques politiciens opportunistes, « l’union fait la force » serait-ce donc que la raison de notre « être ensemble » est une règle sociologique qui prétend justement qu’on se sent plus fort si on est ensemble et que l’on est réellement plus forts lorsqu’on est ensemble ? Le fondement de notre « écclésialité » serait-ce donc la foi de tout corps social ?
« Il répandit sur eux son souffle ».
Notre « être ensemble » est une question de souffle, de souffle vital.
Le fondement de l’Église n’est pas une volonté commune de vivre ensemble, c’est un don « je vous enverrai l’Esprit » « Notre être ensemble » est une respiration ; c’est parce qu’un même sang irrigue le corps que le corps tient ensemble. « Sans moi vous ne pouvez rien faire », affirmait Jésus. L’Église est née dans la Pâque du Seigneur et du don de son Esprit : Église de la résurrection et de la Pentecôte.
Une foule regroupée pour une manifestation ou une fête peut bien avoir des revendications ou des réactions collectives, elle ne sait pas encore pour autant ce qu’est une vie commune.
Quand les hommes sont appelés à devenir un peuple, il leur fait apprendre à vivre ensemble.
Si les chrétiens vivent ensemble, c’est parce que leur naissance a été inscrite au même livre de vie. L’Église n’est pas fondée sur une quelconque unité de pensée, elle ne se forge pas dans l’actualisation d’un programme commun ; notre commun ion est une question de sang et de souffle.
« Vous êtes un édifice spirituel, un temple bâti par l’Esprit, les pierres vivantes de la demeure de Dieu »
C’est l’admirable commentaire que donnera l’épître de Pierre. L’Église n’est pas d’abord une organisation bien rodée, un organigramme bien ficelé, une structure qui a fait ses preuves, cela ce serait une Église « humaine », taillée à la mesure des hommes. L’Église de la Pentecôte est un corps vivant, des pierres vivantes qui s’ajustent les unes aux autres comme les membres d’un même corps.
Membres les uns des autres, nous devenons responsables les uns des autres. Car si un des membres de l’Église vient à manquer à l’Église, c’est tout le corps qui en pâtit. Sans doute n’y a-t-il qu’une bonne manière de parler de l’Église de la Pentecôte : elle est la communion des saints.
Michel Teheux
Septième Dimanche de Pâques
Le temps du cénacle
Dans la chambre haute, les disciples de nouveau sont réunis. Comme au soir du dernier jeudi du Maître. Comme en ce soir-là, ils sont rassemblés pour la louange et la prière. Après le départ du Seigneur, avant de se risquer sur les routes du monde pour témoigner au nom du Ressuscité, les disciples se sont retirés au Cénacle, et leur retraite unit, dans le temps de Pâques, la table du Seigneur et la Pentecôte du monde.
En ce soir-là, la veille de la mort du Seigneur, ils l’avaient entendu prononcer des mots qu’ils comprennent aujourd’hui : « Ceci est mon corps livré pour vous ». Jésus leur avait donné sa vie, et eux, malgré leur surprise, y avaient communié.
Sand doute, le soir du lendemain, le corps livré les avait-il dispersés dans la crainte. Mais le soir de Pâques, sur la route d’Emmaüs, le Seigneur avait à nouveau rompu le pain pour les introduire dans l’intelligence des Écritures. Le temps du Cénacle est celui de l’Eucharistie, de la prière et de l’Église.
Ils priaient fidèlement. Et chaque fois qu’ils partageaient le pain, ils entraient dans la communion du Bien-Aimé. « Priez et veillez » ! Le temps du Cénacle est celui de la foi. « Je leur ai donné les paroles que tu m’avais données ; ils les ont reçues, ils ont vraiment reconnu que je suis venu d’après de toi ». Le temps du Cénacle est pour les Apôtres celui de la séduction de l’Évangile. Ils n’en finissent pas de peser les paroles du Maître et d’y trouver appel, force, lumière. Ils n’en finissent pas d’expérimenter que Jésus est la Voie, la Vérité, la Vie. Qui le voit, voit le Père. Qui communie à son désir est entraîné à l’amour du Père.
Telle fut la seule œuvre de Jésus, la besogne de sa vie terrestre. À Nazareth, en Galilée, à Jérusalem, cloué en croix, manifesté vivant par sa résurrection, il ne cherche que cela : Père, qu’ils te connaissent ! Par son silence et par son sang, il n’a crié que cela : regardez quel père est votre Père, quel dieu est mon Dieu et votre Dieu ! Il a vécu à ras bord les trente années que les hommes lui ont laissées à vivre. Il a rempli la terre d’Israël de sa parole et de la rumeur de ses faits et gestes.
Cet homme qu’il a été, cet homme solidement terrestre, n’a d’autre gloire que celle-là : être le révélateur du Père. Il est l’autre voix de Dieu, le Verbe, sa parole éternelle. Il est l’autre visage de Dieu : « Qui me voit, voit le Père » ! Il est ce que Dieu donne à voir de lui-même. L’Église, au Cénacle, reçoit la vie éternelle puisque désormais elle connait déjà Dieu.
Ils priaient fidèlement. C’est alors que l’Esprit est venu les prendre, les envoyer, les enflammer. Ce qu’ils diront ne viendra pas d’eux-mêmes, mais ils proclameront ce qu’ils auront expérimenté dans la prière. Ils annonceront que Jésus est Seigneur, parce que leurs yeux l’ont reconnu à la fraction du pain et parce que l’Esprit a révélé en eux le sens des mots que l’Église répétera jusqu’à la fin des temps.
Veillée au Cénacle. Pentecôte sur le monde, qui n’est pas l’entreprise de gens soulevés par un enthousiasme délirant, mais qui est l’écho, répercuté par l’Esprit, de ce que la prière a donné à découvrir. Après leur retraite dans la Chambre Haute, les disciples ne seront plus jamais les fonctionnaires d’une firme qui tourne bien… La mission s’enracinera dans l’invocation du Fils : « Père, je prie pour eux » !
Les disciples avaient pris place autour de Jésus, le soir du Jeudi-Saint.
Ils se retrouvaient dans la salle haute en attendant de recevoir l’Esprit Saint. Désormais l’avenir de l’Évangile est confié à l’Église. « Je ne suis plus dans ce monde, mais eux ils sont dans le monde ».
Michel Teheux
Cinquième Dimanche de Pâques
Voie
On voulait le retenir ! On veut toujours retenir l’ami qui prétend partir.
Nous voulons retenir Dieu, vénérer ce qui nous reste de lui, fût-ce des reliques sans âme, sans vie…, des paroles à répéter, même si la lettre doit tuer l’Esprit…, des principes à défendre, même s’ils doivent ensevelir la joyeuse annonce un peu folle : « Bonne Nouvelle pour les pauvres » ! Nous voulons retenir quelque chose de Dieu, fût-ce des titres à confesser, même s’ils se substituent à une vraie rencontre !
Nous voulons vénérer Dieu dans un reliquaire !
« Je suis le Chemin, la Vérité, la Vie » ! À ceux qui s’acharnent à emprisonner le passé, Jésus répond en termes de vie. « Je suis le Chemin ». Il invite à le suivre. Il sait que la route est longue pour que l’humanité devienne humaine et accueille Dieu.
Comment pourrions-nous faire du chemin une borne et nous enliser dans une religion sclérosée ? Comment pourrions-nous mettre en formule celui qui identifie la Loi à sa propre personne ! Si nous nous attachons à sa manière de voir notre vie, c’est pour être engendrés par sa grâce.
Lui, la Voie, désormais et éternellement, il cheminera sur toutes nos routes et, par Lui, celles-ci franchissent les portes du Royaume de Dieu.
« Je suis la Vérité » ! Comment pourrions-nous figer en un système abstrait une « Vérité » qui est toujours à accueillir et à découvrir ? Si nous nous répétons les paroles que les témoins nous livrèrent, c’est pour nous éveiller à ce qu’elles veulent faire naître en nous ! Car Lui, la Parole, désormais et éternellement, n’a pour se dire que nos mots qui s’envolent, mais en Lui, ceux-ci portent l’aveu d’un amour qu’il rend éternel.
« Je suis la Vie » ! Si nous regardons tant de violences, d’injustices, de lourdeurs à travers le monde, le doute nous envahit. Croire n’est-ce pas l’un de ces rêves qui permettent aux hommes de se boucher les yeux et de fuir leurs responsabilités face à la dureté de la vie ? Si nous confessions qu’il est Seigneur et Dieu, c’est parce que nous entrons déjà dans sa communion ! Lui, la Vie, il assume nos morts, celles de chaque jour comme celle du dernier jour, et, avec Lui, celles-ci sont ensemencées d’une vie sans fin.
Nous voulons retenir le Vivant, mais Lui, déjà, s’élance vers le monde de Dieu. La Vie est devant, non en arrière : « Dieu vient de l’avenir » (Pierre Talec).
Michel Teheux
La porte du Royaume
Quatrième Dimanche de Pâques
Jésus polémique avec ses adversaires habituels, les pharisiens, qui enferment les gens dans l’enclos de leurs doctrines et de leurs règlements ; ils ne sont que des voleurs, des brigands et des loups ; ils volent, ils pillent et détruisent.
Pharisiens de la primitive Église, ils veulent tracer à la prière les limites du Temple et ils fixent au salut les frontières du Judaïsme. Pharisiens de tous les temps, ils parquent les fidèles pour mieux les protéger, les garder, les tenir !
« Je suis la porte », dit Jésus. Il n’est plus question d’enclos. Jésus ouvre la porte sur le monde de Dieu et sur le monde de l’homme.
La porte ouvre sur la campagne verdoyante, sur l’aventure et le grand vent.
Jésus ouvre à l’infini de l’aventure avec Dieu.
« Je suis la porte », dit-il, « et je fais éclater les murailles de la crainte, de la défense, de l’étroitesse ». Dieu est en dehors des murailles : il le montrera le jour où il sera élevé en croix aux portes de la ville, hors de murs de la cité.
« Si quelqu’un passe par moi, il sera sauvé ; il entrera dans la terre où souffle le grand vent, l’Esprit de Dieu ». Le Christ ressuscité est une brèche dans nos horizons bouchés ; il ouvre un avenir nouveau.
Car la tendresse de Jésus est manifestée non pas pour que nous restions bien au chaud dans notre bergerie ou notre enclos ; elle nous attire au contraire en avant, pour le suivre, lui, le berger.
Le chrétien est un disciple. Mais non d’un gourou qui le retiendrait, une fois entré. Le disciple est convié à devenir un ami. Et un ami est libre d’aimer. Il n’y a pas d’obligation à venir en ce lieu ; et il est possible de vivre générosité été vérité, en dehors de la foi chrétienne. On reconnaît cette porte qu’est le Christ justement parce qu’elle est « gratis ». Pas de péage ni de piège.
Libre d’enter de libre de sortir. Le voyage dans la foi est marqué de doutes. Parfois même, il apparaît qu’il pèse trop. Peut-être parce que ce n’est pas le Christ de liberté et de bonté qui fut rencontré. Alors telle ou tel s’éclipse. Peut-être reviendra-t-il, ou non. Mais Dieu reste, lui, sans rancune ni jugement assassin. Espérant seulement. N’est-ce pas là une condition que nous connaissons bien ? Transmettre le goût de Dieu demande qu’il soit possible d’entrer et de sortir.
De l’Église, de l’aumônerie, etc. Sans s’imaginer déserteur, maudit, pire : nul.
Le Christ craint les brigands, il a bien raison, ils sont nombreux. Voleurs de Dieu, usurpant le droit de passage et tenant les portes fermées. Du temps de Jésus, des hommes « purs » firent ainsi et le condamnèrent à mort.
Aujourd’hui, l’escroquerie ne faiblit pas : diseurs de bonne et mauvaise aventure, pseudo-révélation scientifique, politique, religieuse aussi. Il arrive même qu’elle vicie le témoignage de l’Église lorsqu’elle prétend imposer une pensée unique et l’affuble de « vérité » sur Dieu.
Jésus est la porte. Une porte étroite qui filtre le chameau et le riche suffisant ; porte exigeante qui mène au chemin escarpé de la croix. Porte de lumière comme l’ouverture béante d’un tombeau ouvert sur le mystère de la vie.
« Que devons-nous faire » ? interrogeaient les premiers chrétiens. « Convertissez-vous », répondait Pierre. Et son appel retentit jusqu’à nous, non pas comme une injonction morale, mais comme une question qui attenait au fond du cœur : « Qui choisissez-vous comme guide » ?
La porte est certes étroite, mais elle ouvre sur des espaces infinis et un horizon que nul ne peut emprisonner. La porte s’ouvre sur un appel d’air que personne ne pourra endiguer et l’appel du Maître épouse tous les aléas de la vie. « Que devons-nous faire » ? La porte ouvre sur un élargissement du cœur qui prend les dimensions de tous les méandres de chaque vie.
La porte est encore le lieu où l’on passe et l’on se réunit.
« Je suis la porte », dit Jésus. Qui passe par lui est uni à une communauté où les liens intérieurs de la connaissance, de l’amour et du partage sont plus forts que ceux tissés par les contraintes et les prescriptions. Il est la porte et le lieu de la liberté dans l’amour.
Une porte ouvre sur un univers jusqu’alors interdit. Aux jours du péché, Dieu avait placé deux anges au glaive de feu pour interdire le paradis perdu et l’arbre de la vie.
Désormais Dieu venait lui-même et il est la porte, le passage.
Qui passe par lui connaîtra la vie.
« Je suis venu, disait Jésus, pour que les hommes aient la vie en abondance ».
Michel Teheux
Troisième Dimanche de Pâques
EMMAÜS
Ils allaient tous les deux sur la route, dans la chaleur et la poussière, écrasés par le malheur de l’avant-veille. Ils marchaient sans comprendre. Le Maître avait été arrêté, exécuté. Les foules l’avaient renié et on l’avait vu pendu au gibet d’infamie, hors de la Cité Sainte, comme un mécréant. La grande aventure était terminée. La fête avait tourné aux larmes et les rires s’étaient mués en détresse. L’Agneau du sacrifice était devenu la brebis menée à l’abattoir. Les disciples s’étaient éparpillés ; le troupeau, sans pasteur, avant fui.
Ils discutaient des raisons qui les avaient poussés à s’engager, de leurs espoirs, de son échec, de sa mort incroyable. Un compagnon sans nom, sans visage, un passant s’approcha sans rien dire. Il écouta longuement les espoirs déçus et les nouvelles craintes. Il partagea les inquiétudes et ne put ignorer la secrète interrogation : la mort aurait-elle donc le dernier mot ?
Bientôt les mots vont se presser sur les livres, l’Écriture en entier est là, présente. Il commence par Moïse, l’Égypte, l’Exode, la longue servitude, la Libération, l’Alliance au désert. Il parle des prophètes, de l’exil et du retour : l’espérance ne peut décevoir, la vie renaît des cendres, le grain doit mourir pour porter du fruit.
Ils l’invitent à entrer à l’auberge avec eux. À sa parole, leur cœur s’est lentement réchauffé. L’aurore ne peut disparaître lorsque, dans les ténèbres, les premiers rayons du jour ont paru.
« Reste avec nous ». La table est mise. Le voyage arrive à son terme. Le pain rompu, partagé, la miche de l’amitié, c’est là, devant eux, le signe de l’Ami. « Ils le reconnurent ».
Pour nous, ce ne sera jamais plus comme avant. Au fond des solitudes, alors que la désespérance semble devoir l’emporter, il nous reste à marcher dans l’attente, jusqu’à l’ombre du soir qui le fera rester près de nous.
Il nous reste à garder sa parole : c’est elle qui nous le découvre et dévoile son secret. Nous connaissions depuis longtemps cette histoire vieille de rois et de prophètes, mais lui dévoile le grand dessein de Dieu. Sa parole retrouve les chemins cachés de notre cœur, que nous pensions à jamais enfoui sous l’opacité de nos incertitudes et de nos questions, effacés par trop de déconvenues et de médiocrités. Sa parole dévoile des traits que nous pensions à jamais oubliés. Dieu est donc fidèle à ses promesses ; nous pouvons toujours tout recommencer, nous sommes marqués à jamais par l’Esprit… ! Il réveille en nous des voix que nous avions fait taire : vous êtes des enfants bien aimés, je ferai jaillir en vos déserts des sources d’eau vive ! Et nous cœur déjà s’éprend.
Il est entré chez nous. Il a rompu le pain, comme font des amis qui prennent ensemble un repas quotidien. Et jamais nous ne pourrons oublier la saveur de ce pain.
Il est avec nous Celui que nous cherchions. Il est vivant Celui que nous reconnaissons dans le geste familier.
Lorsque nos yeux s’ouvrent, déjà nous devons nous lever : nos yeux étaient empêchés de le voir parce que notre regard, après s’être posé sur lui, peut-être, comme un passant, ne l’avait pas suivi jusqu’où il allait et où il nous entraînait, pour y entrer avec nous. Quand nous le retrouvons, heureusement, il nous échappe encore, nous ne pouvons pas le détenir. Cette fois, ne le perdons plus : il est parti en se donnant, il est reparti pour nous appeler plus avant.
Michel Teheux
Deuxième Dimanche de Pâques
Paix à vous
Ils se sont verrouillés, toutes portes fermées ; la crainte étouffe les frères. Mais quelques semaines plus tard, ils seront sur les places publiques et dans les assemblées pour dire au peuple leur foi. Que s’est-il donc passé ?
Ils étaient morts de peur ; le froid du tombeau avait glacé leur refuge depuis le vendredi où la pierre avait muré leur rêve.
Ils s’étaient enfermés… En ruminant leur mésaventure, ils se détruisaient, l’espérance les avait quittés et leur vie s’en allait. L’homme n’est pas fait pour s’enfermer, végéter, mourir.
Que s’est-il donc passé ? Quel souffle nouveau a libéré une poignée d’hommes tristes comme un soir d’enterrement… ?
Il a suffit d’un mot pour que tout recommence !
« Shalom ! la paix soit avec vous » ! Il a suffit d’un mot qui redresse et l’espérance s’est relevée, ressuscitée.
« Je vous donne la paix, avait dit Jésus, non comme le monde la donne ».
Ce soir-là, Jésus était au milieu d’eux comme une explosion qui fait sauter les verrous, ceux des esprits et ceux des cœurs.
Mais aujourd’hui comme hier la peur tenaille encore les chrétiens. Peur du monde, dont il faut se garder, car se risquer, dit-on, c’est déjà prostituer sa foi…
Peur de la nouveauté, et on préfère se replier sur la doctrine en oubliant la force vive de l’Évangile…
Peur de dénoncer ce qui avilit l’homme, crainte de contester ce qui le diminue…
Peur qui se voile sous le masque pudique de la prudence ou de la diplomatie…
« Shalom » ! Ce soir-là, ils sont nés, car les portes se sont ouvertes pour laisser entrer l’air frais de l’extérieur.
« Shalom » ! La paix que Jésus apporte ne peut s’accommoder de la peur qui bloque la respiration au fond de la gorge.
La paix vit de la joyeuse inconscience de celui qui vit et croit ; elle a l’audace de celui qui a expérimenté l’invisible. La paix se laisse porter par le souffle de l’Esprit.
« Shalom » ! C’est le mot qui fait vivre l’Église au matin de Pâques ; le mot des premiers jours, du premier jour de la semaine, le souhait des temps nouveaux.
Et si l’Église ne consacrait pas ce premier jour de la semaine à s’entendre souhaiter le salut de la paix, si l’Église n’avait plus le dimanche pour se rassembler et pour aviver son espérance, vite elle sombrerait dans le tourbillon des semaines qui se succèdent sans aller vers un but.
Premier jour, celui des commencements et de la Genèse, premier jour qui relance la suite des autres et les sauve de l’enchainement infernal du temps.
« Shalom » ! C’est le mot du dimanche !
C’est le mot de la reconnaissance pour la première Église, lorsque les croyants n’avaient qu’un seul cœur et une seule âme. Ils mettaient tout en commun parce que désormais ils avaient pour unique bien cette Paix offerte, cette grâce du premier jour.
« Shalom » est l’autre nom de l’Eucharistie puisque la fraction du pain est réconciliation des frères et générosité de Dieu.
« Shalom » ! Un mot redresse les têtes courbées ; la vie est possible puisque le rêve n’a pu être brisé par une pierre roulée.
L’amour est possible puisque Dieu est fidèle à ses promesses.
« La paix soit avec vous »… !
Un mot fait éclater les verrous mortels, et la foi libérée peut renaître.
Michel Teheux
La Résurrection du Seigneur
« L’affaire Jésus »
Revue de presse ce matin : coup de théâtre dans l’affaire Jésus !
Cet homme avait été condamné avec habilité. En le présentant aux Romains comme le maître à penser d’un hypothétique soulèvement populaire, les Juifs se sont débarrassés d’un blasphémateur !
Mais aujourd’hui la rumeur court que son tombeau aurait été trouvé vide. Certains prétendent même que Dieu aurait ainsi rendu son jugement dans « l’affaire Jésus ». Nous donnons, bien entendu, cette nouvelle avec les réserves d’usage…
L’affaire Jésus ne fait que commencer !
Chrétiens, ce matin, telle est notre confession : nous affirmons que cet homme, livré pour accomplir le projet de Dieu, est ressuscité. « Ce Jésus, Dieu l’a consacré par l’Esprit, car Dieu était avec lui ! Nous sommes chargés de témoigner que Dieu l’a choisi comme juge des vivants et des morts ».
Et, lorsque, avec les premiers témoins nous portons ce témoignage, nous n’affirmons pas seulement que Dieu a retourné la situation en faveur de Jésus seul, en ne laissant pas son ami voire la corruption, mais nous attestons que ce retournement a ouvert à une ère nouvelle. La mort ne peut retenir un homme dans ses liens ; l’histoire du monde vient de basculer vers la vie.
Frères et sœurs, cette nuit un monde neuf a commencé. Pour le procès de la vie, Dieu a jeté tout son crédit dans la balance. L’humanité, défigurée sous les crachats et les coups, est sortie du tombeau, transfigurée, rayonnante de la beauté que Dieu avait imprimé sur ses traits depuis toujours. En arrachant Jésus à la mort, Dieu atteste que le chemin du Nazaréen était le sien, celui des accomplissements suprêmes, la Voie, la Vérité et la Vie.
Lorsque nous confessons notre foi dans la résurrection de Jésus, nous donnons notre foi à tout ce que fut sa vie. Si nous affirmons seulement que le tombeau a été trouvé vide, on pourrait nous reprocher d’avoir volé le corps et de ne détenir qu’un cadavre. Mais, pour nous, le tombeau trouvé vide est un appel à chercher ailleurs celui qui n’est plus ici.
Nous sommes nés à Pâques ; tous, baptisés, nous sommes enfants de Pâques ; notre vie est cachée dans le Christ. Enfants de Pâques, nous sommes enfants du Mystère. On peut bien nous mesurer, soupeser notre valeur, rien n’y fera ; nous ne sommes plus ce que nous paraissons. Notre baptême a été une prise en mains de tout nous-mêmes par le Christ qui nous a associés à sa mort et à sa résurrection.
« Vous êtes ressuscités avec le Christ » ! Nous voici donc appelés à croire en nous-mêmes comme nous croyons en Christ, car il n’y a qu’une seule foi qui porte en même temps sur le Christ ressuscité et sur l’être de ceux qui sont baptisés en lui.
Nous sommes ressuscités, c’est-à-dire que notre existence d’hommes est porteuse d’un avenir infini qui s’épanouira « lorsque le Christ paraitra ». Alors nous saurons que tout acte vécu dans la lumière de l’Évangile est déjà acte d’éternité. Notre vie était cachée, et l’Évangile du Ressuscité nous indiquait le chemin pour la conduire à sa pleine vérité.
Vivre cachés dans le Christ n’est pas une énigme, mais l’acte de foi poussé jusqu’au bout. Le tombeau ouvert sera toujours une brûlure, car c’est un homme vivant qui s’est relevé pour susciter, re-susciter les hommes. Le corps du Seigneur n’est pas un cadavre, mais une vie livrée. Notre foi aura toujours le poids de nos engagements. Et c’est bien pour cela que « l’affaire Jésus » ne fait que commencer.
Michel Teheux
Cinquième Dimanche de Carême
« Les tombeaux s’ouvriront »
De bons vivants
Ce fut un bel enterrement.
Il n’y a qu’une demi-heure de marche entre Béthanie et Jérusalem, il suffit de passer de l’autre côté du Mont des Oliviers.
Beaucoup d’amis étaient venus manifester leur sympathie aux deux sœurs.
Tout était fini : la pierre roulée, la maison rangée.
Marthe et Marie restaient seules avec leurs larmes.
Apparemment l’histoire des hommes est simple, tragiquement simple.
Tu viens au monde pour mourir. Et l’échec, par-delà toutes les réussites, est au bout du chemin ; « Vanité des vanités, tout est vanité », s’écrit l’auteur du livre de l’Ecclésiaste.
Qui n’a songé devant pareille évidence à mettre Dieu en accusation ? « Ah, si tu avais été là… » Il ne faut pas regarder très loin pour voir la mort à l’œuvre partout, toujours.
Expérience du mal, absence injustifiable de l’amour. Échec fécond.
Souffrance destructrice, idiotie de l’injustice, absurdité de la mort. L’homme est périssable et, finalement n’est-ce pas en vain qu’il se leurre d’espoir ? Car tel est le poids insupportable de la mort : c’est qu’elle pourrait être en nous sans espérance, comme la contradiction majeure de notre désir de vivre.
« Moi, dit Jésus, je suis la résurrection et la vie ! Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra » !
Dieu relève l’accusation : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la Gloire de Dieu » !
Jésus, Dieu lui-même, a embrassé la mort comme on se livre à l’ennemi. La pierre froide du tombeau s’est refermée sur lui et le grain fuit enfoui en terre. « Je suis la résurrection et la vie ».
Si le grain ne meurt pas, il ne porte pas de fruit. Le grain broyé monte en épi et la moisson déjà blanchit sous le soleil. Car ainsi parle le Dieu créateur : « Je vais ouvrir vos tombeaux et vous en ferai sortir ».
Oui, nous le croyons, les ossements desséchés se couvriront de chair, car Dieu ne permet pas que la mort fasse son œuvre sans préparer quelque part un printemps.
« Je suis la vie, Lazare, lève-toi » !
La mort n’est pas un fait divers et Jésus, Dieu lui-même, pleurant devant Lazare en son tombeau, atteste que notre mort, c’est aussi son affaire. Larmes de Dieu qui annoncent le cri et la prière de Gethsémani.
« Je t’aime, nous dit Dieu depuis que nous sommes sortis de ses mains, terre glaise malaxée par son Esprit de vie », et cela veut dire « tu ne mourras pas » (Gabriel Mariel).
Jésus, Dieu lui-même, ira jusqu’à la mort, prendra sur lui notre mort pour nous dire « Non, tu ne mourras pas » ! puisque je t’aime jusqu’à m’unir à ton épreuve !
L’amour l’emporte sur la mort. La mort est rupture, dislocation, émiettement ; le tissu d’une vie se défait, le souffle n’anime plus les membres qui se détachent de l’âme.
La mort est division. Seul l’amour donne et rend l’unité, seul l’amour peut nous rendre à nous-mêmes.
« Je t’aime, tu ne mourras pas » ! Et cet amour, ce n’est pas seulement de beaux mots, c’est une vie livrée, un corps rompu, un corps disloqué pour réunir entre ses bras étendus l’univers tout entier, un corps déchiré pour transfigurer nos vies mortelles en promesse d’éternité.
Frères et sœurs, nous l’affirmons : l’homme est possible.
Nous croyons en la vie, malgré toutes nos déchéances parce que nous croyons en l’amour qui est notre promesse d’éternité.
Croire en l’amour, c’est espérer que l’amour est garanti quelque part. Si le grain en tombe pas en terre, que sera la moisson ?
« Celui qui croit en moi, vivra » ! Notre foi est source de vie parce qu’elle nous permet de nous abandonner à l’amour.
Alors de naïves images trouvent leur vérité : celles de corps bondissant hors des tombeaux ou celles de l’esprit jaillissant du corps qui reprend vie par son souffle.
Alors se dénouent en vérité les liens de notre désespérance : nos élans et nos larmes s’engrangent pour des semailles éternelles, nos efforts et nos échecs se dressent pour bâtir une création nouvelle.
Parce que la vie qui a présidé à la création du monde est entrée dans le temps, parce qu’un matin de printemps elle a fait éclater le tombeau qui ne pouvait la retenir, nous osons aujourd’hui croire à la Vie.
Grâce à notre baptême, car il nous est arrivé cette chose extraordinaire : Dieu a mis en nous son souffle de vie, son Esprit, l’Esprit de Jésus ressuscité. Le baptême nous a donné de bien naître, de bien venir au monde puisqu’il a fait de nous les enfants de l’amour, de la vie, de l’espérance.
Oui, Lazare, lève-toi et que soit manifesté l’œuvre de Dieu !
Rien n’a changé et tout est autre. Conviction qui n’efface pas l’expérience de la mort, mais dont la vertu est de nous éveiller enfin à la vie.
D’où naît cet espoir démesuré ?
D’une parole, d’une promesse ? Qu’elles seraient fragiles, si nous n’avions aperçu sur notre terre un reflet de l’éclat qu’elles annoncent. Quand la lumière est entrée jusque dans nos ténèbres.
Quand la Joie est devenue solidaire de nos peines. Quand l’Amour a voulu affronter le mal avec les mains nues de l’homme.
Rien n’est changé, mais tout est autre. Lazare, tu seras encore enveloppé de bandelettes, mais tu sais que désormais tu peux franchir les portes de la mort. Entends celui qui t’appelle : « Viens dehors » ! il te prend par la main pour tirer Adam hors du tombeau. Pour affronter l’expérience de ta vie qui va à la mort, tu n’as d’autre richesse qu’une parole à croire : « Je suis la Vie » ! prétend Jésus, tu n’as qu’un appel à entendre et une invitation à suivre : « Viens dehors et risque-toi sur le chemin de l’Amour » ! Parce que le baptême t’a donné la vraie vie et t’a consacré à la vie, sois un bon vivant.
Cela avait été un bel enterrement. À Béthanie, de l’autre côté du Mont des Oliviers, Jésus se retire au désert. Comme autrefois, jusqu’avant son baptême. Son baptême de sang, la consécration de sa vie est au bout du chemin ; sa passion est engagée.
C’est par Béthanie qu’il rentrera à Jérusalem. Dimanche prochain…
Michel Teheux
Quatrième Dimanche de Carême
« Pour des yeux accrocheurs »
Des voyants
Il se doutait bien peu du rôle qu’il serait appelé à jouer !
Familier de la nuit, sans horizon, sans autre regard que de deviner l’invisible. Ce n’était qu’un aveugle et un mendiant, sur le bord du chemin.
Un homme symbole. Peu ou prou chacun n’est-il pas prisonnier d’une nuit intérieure où restent enfermées trop de clairvoyances incapables de s’ouvrir sur la nouveauté du jour qui vient.
Un homme donc nous sommes tellement fières !
Il se doutait bien peu du rôle qu’il serait appelé à jouer !
Car l’aveugle mendiant va devenir le détonateur d’une bonne nouvelle pour ceux qui marchaient dans les ténèbres : pour eux une lumière a resplendi !
Le récit de sa guérison nous est donné pour nous conduire à l’invisible rendu enfin visible, au secret enfin manifesté, à la nuit enfin traversée par une promesse.
« Je suis la lumière du monde » affirme Jésus « celui qui vient à moi n’est plus dans les ténèbres ! ».
Révélation, épiphanie, manifestation : tel est le miracle donné comme signe.
« Le verbe s’est fait chair et nous avons vu sa gloire, gloire éternelle qu’il tient du Père depuis toujours ! ».
Trait de lumière qui bouleverse la nuit des hommes. Malgré ses apparences de toutes puissance, la nuit est fragile : une étincelle brise son impérialisme. Il suffit qu’il s’entende la parole de ce Jésus et sa prétention : « Je suis la Lumière du monde » pour que des hommes et des femmes relèvent la tête et, leur nuit soudain devenue jour, se remettent à espérer.
La lumière était chez elle dans le monde, le Verbe de Dieu était chez lui parmi les hommes. Mais les siens ne l’ont pas reconnu et ont préféré se replier dans leurs ténèbres.
Le récit de la guérison de l’aveugle de naissance,
c’est l’histoire d’un jugement et l’ouverture d’un procès.
Désormais Jésus n’ira plus très loin : on le suivra dans tous ses faits et gestes, on contestera sa prétention. Les ténèbres préfèrent la nuit : vivre au grand jour sera toujours un risque et la nuit jette une voile pudique sur les mesquineries des hommes et sur la pâle fadeur de leur vie.
Mais la lumière continuera d’être lumière ; Jésus ira jusqu’au bout du chemin. De ce chemin qui va vers Siloé et, par-delà, en suivant le Cédron, à Gethsémani.
Le procès de Jésus est commencé où s’annonce déjà le Vendredi Saint. Mais quand sur le Golgotha la lumière semblera avoir été tuée, dressée comme un fanal sur l’histoire des hommes, la croix jugera le monde. Les ténèbres n’ont pu atteindre la lumière.
« C’est pour un jugement que je suis venu », prétend Jésus « afin que ceux qui voient ne voient pas et que ceux qui pensent voir deviennent aveugles ».
Jugement de la lumière débusquant les ténèbres ;
jugement qui est dévoilement : la lumière fouille nos cœurs et ne laisse aucune échappatoire, il faut accueillir le soleil ou fermer les volets.
Jugement de Dieu qui est dévoilement et illumination.
Des illuminés, voila ce que sont les baptisés ! Ah si nous pouvions quelques fois être considérés comme des rêveurs, témoins de la folie de Dieu !
Notre foi est comme un sixième sens, comme si nous voyons l’invisible. Nul ne pourra démontrer la lumière ; pour comprendre ce qu’elle est, il faut exposer notre visage aux rayons du soleil ; pour découvrir comment elle transforme le monde, il faut ouvrir les yeux.
Notre foi est illumination et commence au bord du chemin, lorsque nous attendons, prisonniers de notre nuit. « Va te laver » nous dit Jésus et parce que nous avons entendu parler Jésus, nous nous risquons à professer la confession de foi qui nous irradie : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! ». Notre foi est cette illumination que rien ni personne ne peut nous démontrer : qui pourrait prouver la lumière sinon en l’éprouvant, qui pourrait prouver l’amour, la bonté, la joie sinon en la vivant ?
Baptisés, nous n’avons d’autre assurance dans notre foi que d’exposer notre vie à la chaleur de Dieu. Et pour repousser les ténèbres qui nous menacent, nous n’avons que les mots de notre amour : « Tu es le Bien Aimé de Dieu, notre lumière et notre sauveur ! ». Pour affronter la nuit nous n’avons que notre peu de foi, lampe fidèlement rallumée pour que les ténèbres ne soient pas victorieuses : « Je crois, mais viens au secours de ma foi! »
La profession de foi de baptisé est bien autre chose que le crédo hautement affirmatif des gens qui savent tout, elle est l’émerveillement et l’humble exposition devant une lumière qui nous vient d’ailleurs.
Parce qu’elle est illumination, notre foi est aussi conversion.
Nul ne connait la lumière s’il ne vient à la lumière pour qu’elle irradie sa vie et la transfigure ; accueillir la lumière débusque les ténèbres.
« Maintenant vous êtes devenus lumière : vivez comme des fils de la lumière ! ».
La lumière dénonce les ombres trompeuses et les faux espoirs en qui nous voulions nous fier. Elle inonde de sa clarté le chemin de la vie, justice, amour, charité, service, pardon, vérité, espérance brillent en lettres de feu pour nous guider.
Baptisés, nous sommes des convertis, des illuminés, des voyants.
Comme si nous voyions l’invisible nous avançons et travaillons à la transfiguration de notre terre. Parce que notre regard a été lavé des fausses évidences, nous ne pouvons nous satisfaire d’un monde qui exploite l’homme, où l’injustice est ka condition de la réussite et du bien-être, où un fossé sépare pays pauvres et pays riches. Comment la lumière ne réchaufferait elle pas notre cœur puisque nous nous exposons à son action : celui qui vient à la lumière naît à la vérité.
Illumination et donc conversion, notre baptême inscrit en nous la nouveauté de Dieu.
Ayant contemplé la Bonne Nouvelle, comment ne serions-nous pas transfigurés par elle : que ne ferait-on pour des yeux accrocheurs ?
Michel Teheux
Troisième Dimanche de Carême
« Si tu savais le don de Dieu »
Des assoiffés de vie
Cinq maris l’avaient trompée, à mois que ce ne soit le contraire !
Qui ne reconnaîtrait en cette femme de Samarie le symbole d’une humanité en déroute ?
Condamné aux corvées quotidiennes : demain sera semblable à aujourd’hui et la vie invariablement déroule son cours avec ses exigences toujours identiques ; rien de neuf sous le soleil : demain il faudra encore recommencer.
Comment ne pas perdre cœur ? Les uns prétendent que le salut est à Jérusalem, les autres sur le Garizim qui domine la ville, qui faut-il croire et, de toute façon comment encore croire : la soif d’un sauveur a été tirée par tant de désillusions et tant d’échecs, tant d’espoirs faussement entretenus ont tari l’expérience.
Elle venait puiser l’eau. L’eau de tous les jours, quotidienne, nécessaire, indispensable. Elle venait puisque la vie, l’eau qui fait reverdir les déserts. Mais elle avait soif d’une autre vie, d’une vie féconde et imbibée de sens et d’avenir. Elle voulait être à l’image de l’arbre ; un vif désir de fruits !
Elle portait nos traits. Nous voulons boire la vie, à longues gorgées, mais la coupe a eu si souvent un goût amer que nous vivons au rabais, pour être moins déçus. Nous avons domestiqué notre espérance et l’avons ramenée à une mesure raisonnable. Nous vivons au jour le jour sans grands projets ; nous nous laissons vivre, c’est moins dangereux. La source bloquée, nous ne serons plus emportés par les flots qui pouvaient nous conduire très loin, nous préférons nos mares qui deviennent vite des marécages : l’eau fétide a sans doute moins de goût, mais l’eau vive est tellement dangereuse, elle risque toujours de nous échapper.
L’espoir fait vivre, dit-on ; mais chacun sait trop bien que la déception sera encore plus lourde à porter s’il est détrompé par la réalité et Marguerite ne parle-t-elle pas très justement du « supplice de l’espérance » ?
Elle venait au puits, comme chaque jour. Pour entretenir la vie, sans plus, sans oser laisser monter en elle une soif plus profonde et un désir d’autre chose.
Il avait soif. Il s’était arrêté et s’était assis sur la margelle. Il savait qu’auprès d’une fontaine se nouaient les amours de l’Ancien Testament… Isaac et Rébecca… Il venait pour d’autres noces…
Lui a soif, une soif profonde qui descend jusqu’au plus intime de ses entrailles, de son cœur. « Donne-moi à boire » ! Un jour, de nouveau, il fera cette demande pour montrer à quelle profondeur s’enracine cette soif : « J’ai soif » ! derniers mots du condamné suspendu au gibet de la croix.
Et ce jour-là, pour célébrer les noces de Dieu avec l’humanité, il donnera lui-même à boire ; de son côté transpercé s’écouleront de l’eau et du sang, source d’eau vive.
« Donne-moi à boire » !
Il ravivait notre soif et creusait profond pour nous découvrir à quelle profondeur s’enracine notre désir. Il réveillait en nous une espérance enfouie et dissimulée sans tant de faux besoins, apaisée rapidement par tant d’espoirs au rabais.
Il la regardait en ressuscitant en elle le goût d’autre chose. « Si tu savais le don de Dieu » ! Dieu rêve pour toi, plus grand que ce que tu pouvais imaginer : il a pour toi les désirs fous de la jeunesse, il t’ouvre à un avenir que nul ne peut emprisonner, il fait jaillir en toi l’eau vive qui toi-même ne peut enserrer en tes mains. Laisse-toi emporter par cette immense respiration qui te saisit ; tu as eu cinq maris, ton passé est lourd, mais c’est à toi que sont révélés les secrets du Royaume : demain est possible.
« Si vous saviez le don de Dieu » !
Il nous faut laisser descendre en nous cette promesse pour faire sauter en nos profondeurs les bouchons qui domestiquent notre désir.
Il nous fait laisser monter en nous cette soif que rien ne peut assouvir, car c’est cette respiration immense et que personne ne peut endiguer qui nous éveille au cri de notre naissance. C’est le souffle intérieur, né de notre espérance la plus folle, qui nous élève jusqu’à une dignité à laquelle nous n’aurions osé prétendre de nous-mêmes : être capable de Dieu.
« J’ai soif, soif de toi » ! nous dit Jésus. Telle est la grandeur à laquelle nous n’aurions osé prétendre.
Et cette parole, conjointe à ce regard brûlant que Jésus pose sur nous, est un acte de foi de Dieu lui-même en ce que nous pouvons devenir.
« Si vous saviez le don de Dieu » !
Mais pour en goûter quelque chose, il faut laisser monter en nous la soif d’autre chose ! Ne vivez pas à la surface, car la vie est cachée dans les profondeurs. Ayez le goût de vivre ! Oui, vivez, que diable ! Vivez pour la vie ! Ne vivez pas pour rien !
N’expédiez pas la vie comme une corvée ou une affaire courante ! Soyez des vivants, de vrais vivants, de bons vivants.
« Donne-moi à boire… » Dieu lui-même vous dit qu’il y a en vous quelque chose qui peut le réjouir.
Et puis tirer de votre vie ce qui peut apaiser quelque peu la soif des autres. Un proverbe wallon dit : « Deux pauvres qui s’aident font sourire le Bon Dieu » ! Votre espérance tiendra le coup parce que vous lui aurez donné corps ; ce n’est qu’en aimant que l’on sait ce qu’est l’amour, ce n’est qu’en espérant que l’on découvre la puissance de l’espérance. Et l’espérance est partage ou elle meurt.
Vivez, vivez vraiment et dites : « J’espère en toi pour nous » (G. Marcel) puisque Dieu, le premier, vous le dit.
Alors pourra monter sur nos lèvres l’humble demande de notre espérance ravivée : « Donne-moi à boire » ! Mais lorsque monte en nous cette imploration du Christ lui-même, notre prière est déjà exaucée ; de son côté percé, de son cœur ouvert, a coulé la source qui nous fait vivre, notre baptême. Et si nous osons demander à boire c’est parce que Dieu a soif de nous pour que nous ayons soif de lui.
Ah si chaque baptisé découvrait son caractère, s’il savait le don de Dieu.
Mais le sait-on jamais ? Si nous retournons à notre désir et si nous laissons à nouveau parler notre espérance, c’est pour débloquer les eaux vives du bain qui nous enfante à la vraie vie.
Michel Teheux
Deuxième Dimanche de Carême
« Qu’y a-t-il à voir »
De la tentation à la transfiguration
« Adam, où donc es-tu ? » L’alliance du premier jour s’était dénouée en drame : « J’ai eu peur et je me suis caché » !
L’homme s’est caché, loin de Dieu, il s’est caché, loin de lui-même : « Ils virent qu’ils étaient nus » : Adam ne pouvait plus se regarder parce qu’il ne pouvait plus voir Dieu. L’homme, un jour, redécouvrirait-il ce que c’est que d’être un homme en découvrant son visage sur le regard amoureux de Dieu ?
« Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, seul ».
Mais les disciples suivront-ils cet homme jusqu’au jardin de la passion ?
Le suivront-ils, ce Fils de l’homme, dont le visage sera plus défiguré que celui du lépreux dont on détourne le regard ? Au jardin de Gethsémani, Pierre, Jacques et Jean, d’effroi s’endormiront, puis lamentablement s’enfuiront ! » Comme Adam, au jardin de la Genèse : « Tu m’as fait peur ; je me suis enfoui » !
« L’homme, qu’est-ce que l’homme » ? s’interrogeait le psalmiste.
Mais peut-être nous voilerons-nous la face lorsque nous découvrirons la réponse de Dieu.
Sur la montagne Jésus a été transfiguré devant ses disciples. Qu’ont-ils vu ?
Un visage rayonnant, des vêtements comme la lumière… Autant d’images pour dire que Dieu révèle sa présence et montre sa face, images traditionnelles de la Bible pour décrire la présence visible de l’Invisible.
Qu’ont-ils vu ? Moïse et Élie, la Loi et le Prophètes, encadrant ce Jésus pour attester que toute l’histoire de Dieu-avec-les-hommes, l’histoire sainte, rend témoignage à cet homme ; il est l’accomplissement des Écritures. Qu’ont-ils vu ? Plus tard, sur une autre colline, ils ont vu un homme vêtu de rouge, le visage défiguré par la souffrance, un condamné couronné d’épines, rejeté, rebut d’humanité. Il portait toute la douleur du monde, un juste ajustement maltraité, un homme devenu l’ombre de lui-même. Leur propre image. Un homme montant au calvaire qui incarnait ce que nous sommes, car qui pourrait bien reconnaitre en nos vies dérisoirement humaines la beauté originelle qui éblouissait Dieu au point qu’il ne pouvait s’écrier au 6e jour de la création : « Ah que cela est beau » !
Qui pourrait reconnaitre en nos vies dérisoirement humaines un éclat de la splendeur dont nous sommes revêtus depuis le premier matin du monde ?
« L’homme, qu’est-ce que l’homme » ? s’interrogeait le psalmiste, et nous avec lui. Et voici la réponse donnée par Dieu lui-même : un homme sur une colline, tout à la fois sur le Thabor et sur le Calvaire.
Mais pour reconnaître cette réponse de Dieu, il n’y a que trois hommes, trois disciples qui, après avoir pensé rêver : « restons ici et dressons trois tentes » -, ne pourront imaginer que la réalité soit si différente et s’enfuiront à Gethsémani.
Pour reconnaître la réponse de Dieu, il n’y aura à l’heure de la vraie manifestation qu’un étranger, un païen, un garde romain ; « Celui-ci était le Fils de Dieu » !
« L’homme, qu’est-ce que l’homme » ? s’interrogeait le psalmiste, et nous avec lui.
Dimanche dernier nous l’avions découvert tenté de ne pas oser rêver et de se contenter de n’être qu’un homme pétri de glaise et de terre lourde, tenté d’être un homme au rabais se satisfaisant de succédanés du désir qui est sa vie.
Aujourd’hui, nous sommes conviés à découvrir comment son rêve devient réalité.
« L’homme, qu’est-ce que l’homme » ? La réponse de Dieu c’est cet homme transfiguré au sommet de la colline, et c’est cet homme, le même, blessé et agonisant au sommet de l’autre colline. La réponse de Dieu sur notre vie c’est notre vie blessée, transfigurée, la même.
Notre caractère, c’est d’être un homme debout, la tête dans les nuages et non pas au rampant par terre. Mais notre caractère, c’est aussi de découvrir la valeur sacrée de cette pauvre vie humaine, dérisoirement humaine.
Notre caractère chrétien est de caractériser notre vie, humblement quotidienne, car c’est elle, et elle seulement, qui peut être transfigurée.
Parce que nous sommes baptisés, rien dans notre vie n’est étranger à Dieu.
C’est cette vie d’un homme prêchant dans les villages et la Galilée printanière, c’est cette vie d’un homme allant jusqu’au terme de sa vie et montant au Golgotha, c’est cette vie-là, tissée de joies et de peines, d’espérances et d’échecs qui est la vie du Fils de dieu. Le Transfiguré, icône vivante de Dieu et reflet de sa Gloire, c’est le Crucifié, homme des douleurs et rebut du peuple.
C’est notre vie, tissée de joies et de peines, d’espérances et d’échecs, qui est la vie consacrée par l’Esprit de Dieu. Désormais nous réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image (2Cor-3.18).
Notre dignité de baptisés n’est pas à côté ou au-dessus de notre vie humaine, elle transparait à travers elle.
« J’ai eu peur et je me suis caché » !
Adam voyant la dérision de sa vie pensait ne plus pouvoir regarder Dieu. Il lui faudra apprendre de Jésus que la vie de l’homme est le seul lieu où Dieu puisse transparaître.
Un visage, c’est extraordinaire…
Visage tendre et changeant de l’enfant qui a encore toute la vie devant lui.
Visage marqué de l’adulte.
Visage ridé du vieux qui porte les cicatrices de tant d’espoirs et tant de luttes. Notre visage dit ce que nous sommes.
Le visage de Jésus portait en même temps les traits des paysans et des pêcheurs galiléens et le reflet de la Gloire éternelle de Dieu, visage d’un homme et icône de Dieu.
Contemplant ce visage unique, nous découvrons comme en un miroir la dignité insoupçonnée de notre vie et la beauté étonnante de notre visage : là, dans notre existence pauvrement humaine se dévoile le lent travail de l’Esprit nous enfantant à la vie de Dieu. Là, dans cette vie qui porte tant de cicatrices et tant de rides, s’ébauche notre vrai portrait. L’Adam que nous sommes, au lieu de s’enfuir, doit plutôt se jeter dans les bras de Dieu pour s’entendre dire la parole qui nous donne naissance ; « Ah que tu es beau, de la glaise et je t’ai tiré pour te transfigurer, moi aujourd’hui, je t’ai engendré » !
Michel Teheux
Premier Dimanche de Carême
« Ne nous soumets pas à la tentation »
Qu’est-ce que l’homme ?
« Père, ne nous soumets pas à la tentation » !
La prière traverse le temps depuis le premier matin de l’univers, elle s’entend à Gethsémani : « Père, éloigne de moi ce calice », elle monte sur nos lèvres lorsque nous faisons la vérité sur notre existence.
Lorsque nous sommes mis en face de la nudité de notre être, nous nous découvrons désarmés, honteux, terre-à-terre, voués au désert.
« Malheureux homme que je suis » ! dit le psalmiste. « Père, ne nous soumets pas à la tentation » ! La prière monte sur nos lèvres avec une immense tristesse, supplication séculaire devenue nôtre. Car, comme l’affirmera saint Paul, « depuis Adam, la mort a régné » !
Ne croyez pas que je me sois composé une mine de carême pour la circonstance : je ne suis pas venu à vous pour vous répéter « Souviens-toi que tu es poussière ».
Mais nous tromperions nous-mêmes si nous ne reconnaissions la brisure qui déchire notre vie, nous sommes faits pour aimer, aimer vraiment, pleinement, passionnément, sans reprises et notre cœur est partagé par l’égoïsme, l’orgueil, la jalousie. Nous sommes créés pour la communion et ne pouvons exister que par les autres, avec les autres, pour les autres : mais l’exploitation, l’injustice, la haine dressent des murs de mort. Fais-nous nouer avec Dieu des liens de tendresse, nous avons peur de lui ; il est devenu pour nous un comptable et un juge implacable.
« Depuis Adam, la mort a régné » ! « Malheureux homme que je suis » !
« Père, ne nous soumets pas à la tentation » !
Devant notre condition, brisés et partagés comme nous le sommes, distendus entre ce que nous voudrions faire et ce que nous faisons, percevant en nous un désir immense de liberté et une volonté affirmée de faire quelque chose de beau de notre vie, et, dans le même temps, percevant tant de déterminisme, tant d’hérédités, tant de pressions extérieures qu’il s’en faut de peu que je ne me sente mené par un autre, percevant tant d’impossibilité à réaliser ce que nous voudrions faire, tant d’échecs qui sont notre honte et tant de démissions qui sont notre souffrance, oui, tirés à hue et à dia, nous sommes tentés de laisser tomber les bras et de vivre à ras du sol, petitement, à la mesure de nos rêves déchus rebaptisés réalisme, de vivre simplement comme des hommes au lieu de désirer devenir Dieu.
« Ne nous soumets à las la tentation » !
Devant tant de fatalité ou tant de déchéances, nous sommes tentés de nous satisfaire d’être seulement de pauvres hommes. « Malheureux homme que je suis » ! serait alors un constat, pénible sans doute, mais réaliste, au lieu d’être la supplication qui nous tourne vers une autre lumière que le catalogue de nos échecs, de nos erreurs ou de nos impossibilités.
Car la plus grande tentation est bien de se contenter d’être seulement un homme ! Notre déchéance la plus radicale est bien de nous satisfaire de traîner par terre les pieds rivés au sol, les yeux baissés fixés désespérément sur nos limites.
La tentation suprême, la voilà ; celle qui engendre la mort : ou nous satisfaire de notre médiocrité ou vouloir tout, tout de suite et devenir des anges.
D’un côté comme de l’autre nous aurons nié un des termes entre lesquels se construit notre vie : si nous nous satisfaisons de notre médiocrité et rampons sur le sol, nous faisons taire l’immense désir qui nous fait toujours relever la tête, nous éteignons notre rêve et tuons notre espérance ; si nous voulons devenir tout de suite des anges, nous gommons trop facilement nos déchéances, « qui fait l’ange fait la bête ».
« Ne nous soumets pas à la tentation » !
40 jours nous sont proposés pour rééquilibrer notre vie entre la promesse qui la traverse et la lucidité qui nous fait dire : « nous ne sommes que des hommes » !
40 jours de désert pour réapprendre que si nous avons les deux pieds au sol, nous avons aussi la tête dans les nuages.
40 jours pour tenir ensemble la lourdeur, voire la pesanteur de notre existence et l’incompressible respiration qui nous soulève, le souffle même que Dieu a mis en nous au premier matin de l’univers, son haleine de vie.
40 jours pour apprendre de Jésus comment être un homme selon Dieu.
« Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain » !
Jésus va-t-il jouer à être Dieu ? Va-t-il se prendre pour surhomme ?
« Si tu es le Fils de Dieu, jettes-toi en bas » ! Jésus va-t-il se détourner de sa mission divine ? Serviteur souffrant, va-t-il devenir prestidigitateur ?
« Arrière Satan » ! Jésus ne choisira pas l’homme contre l’homme, ni l’homme contre Dieu, ni Dieu contre l’homme. Et ce sera après avoir vécu chaque jour cette tentation de diviser ce que Dieu a uni, qu’il pourra dire en vérité « L’heure est venue, j’ai désiré d’un grand désir de manger cette pâque avec vous » ! Heure om la vérité de l’homme est révélée ; un homme déchiré, malmené, qui n’avait même plus l’apparence d’un homme, mais aussi un homme qui donne voix à sa prière : « Ne nous soumets pas à la tentation, que ta volonté soit faite » !
Ce jour-là, lorsque cet homme était écartelé entre ciel et terre, la réponse jaillit : « tu es mon serviteur, aujourd’hui tu es mon fils en qui j’ai mis toute ma complaisance ».
Mais pour entendre cette parole, il aura fallu 40 jours de désert et 3 ans de vie publique et le jardin de Gethsémani pour entrer dans le jardin de Pâques.
« Ne nous soumets pas à la tentation » !
C’est notre prière de baptisés ! Pour ne pas renier ce que nous sommes, des êtres de chair et de désir, des hommes rivés à la terre, des pauvres hommes et des fils promis à l’Alliance de Dieu, nous n’aurons pas assez de 40 jours de désert pour réapprendre la vérité de notre petitesse et la dignité à laquelle nous sommes promis. Mais nous n’aurons surtout pas trop de 40 jours de jeûne pour ne pas nous satisfaire de réponses faciles à nos questions, de nourritures qui apaisent de manière illusoire notre faim : soif de pouvoir, de savoir, d’avoir alors que notre désir nous pousse plus loin encore, vers cette reconnaissance qui éclatera dans la nuit de Pâques lorsque nous nous entendrons dire : « Tu es mon Fils bien-aimé ». Cette nuit-là, malgré tout ce que la vie pourrait encore contredire de notre dignité, sera manifesté notre caractère de baptisé. Mais ce sera après 40 jours de désert et de jeûne.
Michel Teheux